Transformé en forteresse au XVIIIe siècle par la famille d'Adhémar, un superbe château, édifié sur un piton rocheux, domine fièrement le village de Grignan (connu aussi pour son excellent Festival de la Correspondance), dans la Drôme provençale. Devant ce château et du 25 juin au 24 août, lorsque le soleil déclinant ne concède plus à la voûte céleste qu'un bleu pâle et rosissant, se déroulaient les Fêtes nocturnes de Grignan (un festival qui en est à sa 33ème édition), concrètement une pièce qui se joue en plein air, avec toutes les possibilités et contraintes de ce genre de spectacles. Marche, démarche symboliques, les spectateurs doivent consciencieusement gravir les venelles escarpées du village pour accéder à de grandes pièces du répertoire. Incontestablement, l'empreinte historique, imprimée par la façade du château devenue fond de scène, et naturelle, imposée par le ciel et le paysage environnant, confèrent à ces pièces de théâtre une ampleur, une gravité peu propices aux spectacles frivoles...
Cette année, l'oeuvre retenue, Ruy Blas de Victor Hugo, sans doute la plus connue de ses pièces, est largement à la hauteur du cadre somptueux où elle se joue... Dans ce drame romantique en cinq actes et en alexandrins, écrit en 1838, sommet dans l'art théâtral d'Hugo, l'action se déroule sur plusieurs mois et dans l'Espagne de la fin du XVIIe siècle. « Le sujet philosophique, c'est le peuple aspirant aux régions élevées ; le sujet humain, c'est un homme qui aime une femme ; le sujet dramatique, c'est un laquais qui aime une reine », résume admirablement Victor Hugo. Le sujet philosophique est également politique : il semble bien en effet que, pas plus à la fin du XVIIe siècle qu'au temps d'Hugo, la relève du pouvoir, même décadent, corrompu, ne soit possible par un héros (Ruy Blas, valet du sinistre Don Salluste de Bazan) issu du peuple... Cette leçon politique, encore d'actualité, s'approfondit poétiquement par un sujet humain et dramatique : le sublime chant d'amour que ce valet, devenu temporairement ministre, adresse à la reine Maria de Neubourg, en demeure l'une des plus fortes expressions... Quant à la faconde éblouissante de César de Bazan, cousin de Don Salluste et antithèse de ce dernier, elle vient injecter dans ce contexte tragique un grotesque étonnant où le rire et la mort s'entremêlent. Véritable défi pour le metteur en scène, le drame romantique (dont Ruy Blas est un magnifique exemple) reste bien ce genre hybride - et finalement réaliste -, périlleux à manier, et qui évidemment ne doit pas être jugé suivant des normes classiques. Il y a tant de choses en effet dans Ruy Blas ! Un peu du Cid de Corneille, du Gil Blas d'Alain-René Lesage... Et ce thème du valet travesti en maître ? Molière, Marivaux, Diderot l'ont exploité largement. Enfin ce romanesque de la misère, ne fait-il pas penser à Rousseau ? On peut concevoir la perplexité du metteur en scène devant un théâtre aussi hétérogène, débordant de fougue, et qui prétend, selon les voeux de son auteur, répondre aux attentes très variées des publics. Passion amoureuse, mélancolie politique, épopée enthousiasmante, Ruy Blas aligne enfin une galerie de personnages complexes et différenciés.
La mise en scène d'Yves Beaunesne relève magistralement ce défi de l'hétérogénéité, propre au drame romantique, par une énergie globale unifiant des registres divergents. Et cette vivacité d'ensemble, continue, se renforce d'une série de trouvailles, qui sont autant de piéges évités. Ainsi la grandiloquence, qui menace, se voit écartée par une introduction du comique d'entrée de jeu ; la complexité s'allège grâce à un plateau nu et à une scénographie simplifiée ; les références historiques tiennent au choix judicieux des costumes ; l'exaltation brouillonne est « calmée » par des pauses musicales dont le rythme et la teneur mélodique s'avèrent très efficaces ; et même le dispositif scène/salle, qui risque d'être figé dans ce type de théâtre en plein air, bénéficie d'interactions et d'extensions dynamiques... De superbes moments théâtraux attendaient le spectateur, comme l'entrée de la reine par exemple, ou bien le truculent numéro de Don César, attendu et réussi (bravo à Jean-Christophe Quenon !), ou encore cette assemblée « animalière » des Conseillers de Castille, dont la cupidité résonne étrangement, hélas, aux oreilles d'aujourd'hui. Beaucoup seront tentés, peut-être, de valoriser dans ce drame la passion amoureuse, surtout que Ruy Blas est incarné par le bouleversant François Deblock. Mais la direction d'acteurs n'a négligé en rien toute la richesse, maléfique et politicienne, de la figure de Don Salluste (Thierry Bosc entre à merveille dans son rôle), et même un personnage secondaire comme Don Guritan est traité avec soin. Yves Beaunesne a non seulement dépoussiéré et poli Ruy Blas, mais il lui a magiquement offert une seconde vie par une mise en scène tonique, déliée, expressive, nous faisant sentir la ferveur hugolienne.
N-B = Ce beau spectacle est notamment visible du 8 au 10 octobre au Théâtre d'Angoulême, les 5 et 6 novembre à La Piscine de Chatenay-Malabry, du 12 au 15 au Théâtre de Liège, et du 19 au 23 au Jeu de Paume à Aix-en Provence, du 16 au 20 décembre à la Manufacture de Nancy, du 8 au 18 janvier à la Croix Rousse de Lyon et du 22 au 26 au Théâtre Montansier de Versailles, les 7 et 8 février au Théâtre Molière de Sète, du 26 au 29 février puis du 1er au 15 mars au TGP de Saint-Denis, et les 24 et 25 au Théâtre auditorium de Poitiers.
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