Le comique, actionnant les mêmes ressorts (dont le sexuel n'est pas le moindre) de sa vieille mécanique, se montre toujours efficace. Plus subtil et délicat, même s'il peut s'avérer assassin ou friser la folie, l'humour ne fait pas rire forcément, et parfois se saisit à peine. Il crée une distance par rapport au réel, ou fait au moins passer l'ombre d'un doute sur sa certitude... Deux spectacles récents, l'un producteur d'humour et l'autre s'y référant, nous donnent l'occasion d'apprécier la valeur esthétique et créative de l'humour.
Le cri de la pomme de terre du Connecticut (jusqu'au 2 novembre au Théâtre du Rond-Point) de et avec Patrick Robine, dans une mise en scène de Jean-Michel Ribes, méritait d'être repris : même la seconde fois, on est enchanté par son humour, sa poésie enfantine, la subtilité de ses inventions. À 72 ans, Patrick Robine est bien plus juvénile que nombre de jeunes gens très tôt conditionnés, enrégimentés par ce que le système attend d'eux. Soprano, vendeur, photographe, démonstrateur de jouets, comédien, assistant maître d'hôtel, parfumeur, fantaisiste, il a tout fait et voyagé partout. Il dit, parlant de l'écriture de ses sketches : «Tout s'inscrit d'abord dans un voyage. C'est ça, le voyage, qui m'aide à vivre, à avancer. Qu'il s'agisse d'un voyage immobile ou d'un voyage en mouvement... ». Le bonhomme, arrivant sur la scène en kimono, nous fait avec le sourire voyager dans le monde végétal (la pomme de terre), animal (l'élan), technique (les robinets), mais surtout dans quelques registres de l'humour. D'abord l'humour de « nonsense » qui le conduit, avec la plus grande application, à imiter... le cri des légumes ; et puis l'humour surréaliste, illustré par cette vision extatique d'un élan tout blanc avec de grandes cornes en arcopal et rencontré à la sortie d'une boîte de nuit en Espagne (sic) ; enfin l'humour enfantin, que l'on aime tant chez l'auteur et illustrateur Claude Ponti par exemple... Le génie humoristique tient moins ici dans le talent de mime ou d'imitateur de Patrick Robine que dans ce qu'il est supposé imiter ! Car imiter un arbre à pain, n'est-ce pas de la folie douce ? Et cependant, l'ombre d'un doute passe à un moment donné sur la réalité des arbres, des plantes, des légumes : et s'ils étaient par magie dotés d'une âme ?... Certains spectateurs sont déconcertés par cet humour absurde, d'autres rient nerveusement à ces délires, d'autres enfin se délectent en souriant, ravis de tout ce que défait de nos habitudes mentales, en quelques sketches, ce spectacle étonnant. Les repères convenus de ce type d'amusant « one man show » n'étant pas là, et la rhétorique de cette parole procédant plus de l'anacoluthe que du ressassement, il faut bien admettre que Patrick Robine n'est pas un fantaisiste comme les autres. Sur quelle autre scène trouvera-t-on ce panthéisme d'illuminé, conférant à l'humour une portée secrètement mystique ? Le talent de metteur en scène et d'abord de découvreur de Jean-Michel Ribes est venu protéger, aider à croître cette fleur singulière et fragile, extravagante et mélancolique, qui peut encore s'épanouir dans un air toxique, et nous en dit long sur les délicatesses subtiles de l'humour.
On associe volontiers l'humour à la figure décalée d'Erik Satie, d'abord par les titres pour le moins drolatiques de ses oeuvres (Morceaux en forme de poire, Préludes flasques pour un chien, Embryons desséchés, Valses du précieux dégoûté, etc.), ensuite par les bons mots multiples, façon Allais, de cet ami des dadaïstes (« Si vous voulez vivre longtemps, vivez vieux » ou « L'homme qui a raison est généralement assez mal vu, même avec des lunettes » ou encore « Plus je connais les hommes, plus j'admire les chiens », etc.), et enfin par cette distance dont témoigne son oeuvre, avant-gardiste, à l'égard des systèmes, mouvements esthétiques, écoles et chapelles de son époque ; distance qui déconcerte, trouble, amuse et enchante... Il était donc, pour la porter au théâtre, tentant d'écrire sur la vie surprenante, énigmatique de celui dont la musique le fut encore davantage. Laetitia Gonzalbes s'est lancée dans l'aventure (mise en scène et écriture) avec un Je m'appelle Erik Satie comme tout le monde, qui se jouera jusqu'au 4 janvier 2020 au Théâtre de la Contrescarpe.
Au cinéma, le « biopic » n'est pas un genre évident, évoquer au théâtre une vie et une oeuvre l'est encore moins. La formule originale, il faut chaque fois l'inventer... La trouvaille de cet écran en fond de scène avec des dessins aussi légers que leur animation est fluide (bravo à Suki !) s'avère tout à fait charmante et judicieuse, transposition graphique pertinente de ce monde musical. L'extravagance des dialogues, des changements de rythmes et de registres - comme par exemple ce recours impromptu au mime et à la danse des comédiens (Elliot Jenicot et Anaïs Yazit) - converge avec les représentations que l'on se fait de cet artiste inclassable. Beaucoup d'éléments biographiques sont évoqués (de la relation avec Debussy à la passion pour Suzanne Valadon, en passant par le scandale autour du ballet Parade) en 1h10 de spectacle... Mais pourquoi la fiction se mêlant à cette délicieuse évocation vire-t-elle au pathos et à l'emphase qui, du coup, n'ont plus grand chose à voir avec cet artiste si discret, secret, et avec l'humour, la fantaisie qui imprégnaient justement l'essentiel du spectacle ?
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