C'est sans doute pour faire référence à la brièveté de la vie de Peter Hujar (1934-1987) ou par antiphrase que l'exposition de ses photographies (jusqu'au 19 janvier 2020 au Jeu de Paume) s'intitule Speed of life, car il est le plus souvent question ici de portraits bien posés et d'un imaginaire lié, peu ou prou, à la mort... Sans doute le visiteur peut-il à bon droit se contenter d'une variété des thèmes (portraits, photos d'animaux, de New York, de corps masculins, etc), ou bien en rester à une présentation documentaire de la scène avant-gardiste d'alors, de ses artistes et de ses travestis ; mais ce serait méconnaître une fascinante singularité de Peter Hujar : saisir admirablement la mélancolie, la gravité de ceux qu'ils photographient. Comme en un instant où ils se sauraient pleinement « êtres-pour-la-mort » (Heidegger).
Est-ce un hasard si la seule monographie publiée de son vivant (il a 42 ans alors) s'intitule Portraits in Life and Death et fait suivre une trentaine de portraits d'artistes par... des corps momifiés, photographiés dans des catacombes près de Palerme ? Si par ailleurs, dans nombre de ces portraits, les personnages figurent allongés (c'est une pose récurrente qui caractérise sa manière) et comme inanimés ? Si quelques personnages sont enrobés d'étoffe comme des momies ? Si, quand avec l'artiste David Wojnarowicz il parcourt New York, en 1981, ce sont les quartiers moribonds, délabrés de la ville qui le retiennent, et si son New York est le plus souvent nocturne et sombre ?... Est-ce un hasard enfin si l'un de ses portraits le plus connu, le plus bouleversant, reste celui de Candy Darling sur son lit de mort (1973) ? La chambre d'hôpital devenue chambre funéraire, la pénombre du lieu, les fleurs blanches sur fond noir, et l'actrice américaine trans, atteinte de leucémie, nous fixant de ses orbites noires, le visage blême... Peter Hujar est mort quatorze ans après, à cinquante-trois ans, d'une pneumonie liée au sida. Alors, même si l'on peut à juste titre « sociologiser » l'oeuvre de ce photographe et, comme l'écrit Joel Smith, commissaire de l'exposition, affirmer que « son accomplissement en tant que photographe fut contemporain de l'évolution et de la visibilité du mode de vie gay entre la fin des années 1960 et la crise du sida dans les années 1980 », quelque chose du monde propre à cet artiste tourne autour de certaines représentations liées à la mort... Mais, celle-ci ne pouvant être dite et restant inconcevable, son évocation est susceptible d'entraîner avec elle d'autres thèmes, comme par exemple le narcissisme, ou une quête régressive. En plus, dans le cas de la photographie figeant les êtres dans sa boîte noire, la mort peut, de façon détournée, devenir métaphore de cet art. Dans le livre Portraits in Life and Death, l'essayiste Susan Sontag eut dans son introduction ces mots puissants : « La vie est un film, la mort une photographie ». La mort une photographie... Comment ne pas repenser à l'essai de Roland Barthes sur la photographie, « La Chambre claire » ?
Dans son choix définitif du noir et blanc au piqué pointilleux, dans son style classique d'atelier, plutôt posé, et à l'éclairage très construit, Peter Hujar, excellent photographe portraitiste, saisissait admirablement la gravité mélancolique de son modèle. Ainsi l'acteur David Warrilow, immense interprète de l'oeuvre de Beckett, photographié nu et dans une pose raffinée, le regard triste et rêveur, tourné vers son côté gauche et comme évoquant de lointains souvenirs... Ou le dramaturge et acteur « transformiste », spécialiste du travestisme, Ethyl Eichelberger, le plus photographié par Peter Hujar : sur un fond gris soutenu et au-dessus d'une veste noire, ce beau visage maculé d'une ombre en forme d'hippocampe, la mâchoire enveloppée par la main gauche, et son oeil gauche, seul visible, nous fixant d'un air froid et profond... Ou même l'étonnant portrait de John McClellan, un... bébé allongé sur le ventre, qui nous regarde avec une expression bien soucieuse ! Susan Sontag, couchée sur le dos, contemple le plafond d'un air énigmatique. Gary Indiana Veiled, comme momifié, a le visage entouré d'un voile translucide... Même les animaux photographiés par Peter Hujar (âne, serpent, vache, lapin, oie, chat) semblent poser pour lui avec gravité ! Bien sûr, il y a toutes ces photographies de corps masculins nus, en contorsions parfois, sublimés par le désir homosexuel (sans atteindre l'idéalisation d'un Mapplethorpe, auquel on le compare un peu vite), ou encore la fantaisie affichée du travestisme (Ethyl Eichelberger as Minnie the Maid), mais ce « réalisme » ne doit pas tromper : Peter Hujar reste majoritairement un adepte du style « camp » (artificiel, maniéré) pour, derrière les apparences, dévoiler une réalité intime. Apparences de la fête gay, du travestisme, de la scène théâtrale et culturelle new-yorkaise, du « speed of life ». Mais, par les artifices formels de la photographie, dévoilement d'une secrète mélancolie... Mélancolie, cette « ferveur retombée » (Gide) qui suspend le geste et poétise l'éloignement, jusqu'à ne plus contempler sa propre vie que comme déjà passée, perdue.
Effets occultes, sournois de la mort qui rôde (le sida...), ou réflexion grave sur la photographie immobilisant la vie dans un instant éternel ? Les Portraits in Life and Death de Peter Hujar laissent à jamais la question ouverte.
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