Une forêt dense, coulée dans l'encre de la nuit. Des reflets d'argent lunaires, de furtifs craquements dans l'épais silence... Et puis soudain, entre les arbres, émergent deux vagues silhouettes blanches, convergeant l'une vers l'autre, insensiblement. Voici des rapaces humains nocturnes s'apprêtant à sacrifier au sexe, en des rituels pervers : sadomasochiste, voyeuriste, ondiniste. On reconnaît, à leurs costumes, des aristocrates du XVIIIème siècle. Ce sont des Libertins prétendant à l'émancipation des Lumières, au coeur de la nuit...
Le dernier film du cinéaste catalan Albert Serra, Liberté, n'est à vrai dire obscène qu'au seul sens étymologique de l'adjectif, c'est-à-dire « de mauvais présage »... Ils seront frustrés, donc, les spectateurs venus ici pour admirer une licencieuse imagerie, de l'érotisme précieux, s'attendant à du Walerian Borowczyk là où c'est plutôt une expérience filmique à la Carlos Reygadas qui les guette. Frustrés également tous ceux qui espéraient de brillantes causeries à la façon du marquis de Sade où, entre deux vives fornications, il aurait été question de cynisme, d'athéisme et de matérialisme : dans Liberté, les rares paroles échangées sont chuchotées souvent, et même inaudibles (tout comme d'ailleurs dans La mort de Louis XIV, film admirable du même Albert Serra : cf. Verso Hebdo du 17/11/2016). Frustrés enfin les spectateurs, les critiques s'attachant d'abord au scénario et à ses rebondissements, car elle tient peu de place, l'histoire, dans ce film singulier. Résumons-la, pour vite la mettre de côté : des libertins chassés de la cour de Louis XVI recherchent l'appui du Duc de Walchen, un libre penseur allemand isolé dans son pays, pour y exporter les pratiques et valeurs libertines, et perpétuer dans les forêts noires leurs jeux pervers... Alors bien des déceptions pour de tels spectateurs, ou une « déceptivité », comme on le dit pour une partie de l'art contemporain.
On peut raisonnablement imaginer, en revanche, ce qu'auront précisément aimé les spectateurs tenus, fascinés, envoûtés par le film. Déjà tous ceux qui ont reçu comme un très long et inquiétant message subliminal ce « mauvais présage » de pénombre, associé aux Lumières ; comme si ces dernières avaient été trahies, ou comme si elles étaient allés trop loin dans leur projet d'émancipation. Jusqu'à libérer, à force de transgressions et de démesure, une sinistre pulsion de mort ! « Malaise dans la civilisation »... Quelle serait en outre, suggère le film, cette « Liberté » éponyme, réduite à un morne hédonisme, lui-même contraint d'aiguillonner sans cesse un désir accablé, anémique ?... Mais par ailleurs, il n'y a ici aucun regret de l'Ordre ancien, traditionnel, écrasant, ainsi qu'en témoigne le récit, débutant le film, de l'effroyable supplice de Robert François Damiens qui avait tenté d'assassiner Louis XV.
Autres thuriféraires de Liberté : tous les spectateurs qui au cinéma se contentent, se ravissent d'images fortes, originales, inédites. Eux seront séduits par ces portraits surprenants de voyeurs, blafards par la lune et médusés par leur perversion, ou bien ces bizarres fragments de corps, difficiles jusqu'à l'abstraction à identifier, ou encore ces interminables plans fixes et obscurs de forêt, qui obligent tout regard à scruter, comme une chouette, un hibou, le plus furtif mouvement... Pour ce travail « pictural » surprenant, le réalisateur a d'abord accumulé d'innombrables images : dix heures de tournage par jour avec trois caméras et des centaines d'heures de rushs. Il a opéré ensuite, au montage, une rigoureuse sélection des vues les plus mystérieuses, les plus troublantes, sans a priori les inscrire dans une fonctionnalité narrative. Ces images singulières constituent ainsi des moments rares de cinéma, et ils suffisent à emporter l'adhésion, même si l'oeuvre est difficile et requiert énormément d'attention.
On peut également concevoir que ceux pour qui, à juste titre, Liberté n'est pas tant un film classique qu'une expérience à vivre (comme il fut une performance à réaliser), une expérience archaïque, qui tient de la « scène primitive » (Urszene) - correspondant, selon Freud, à l'observation fascinée, terrifiée, par un très jeune enfant d'un rapport sexuel surpris entre ses parents - et de toute la structure du fantasme, que ceux-là porteront bien haut cette oeuvre rare et sans concessions. Une expérience à vivre de temporalité distendue également... Quand donc s'achèvera cette nuit interminable, lugubre, d'insomniaque hanté par le sexe et la mort ? Cet enfer du même, du même pulsionnel qui, de « petites morts » en « petites morts » enfonce l'humain dans son voyage absurde jusqu'au néant ? Même l'aube qui peu à peu vient clore le film ne nous libère pas vraiment, car ce n'est pas une douce lumière chassant les ténèbres, mais un éclairage artificiel qui couvre les arbres de sa chaux mate. L'immense nature dans la nuit n'était peut-être qu'un petit théâtre de fantasmes humains, trop humains... Et l'on rencontre à nouveau les limites des Lumières, ou bien leur dévoiement. Une Raison émancipatrice devenue peu à peu rationalité surexploitant la nature, asservissant les hommes. Que voici condamnés pour toujours à leur petit théâtre, à leur dérisoires transgressions.
Oui, Liberté est, plus qu'une « utopie difficile » (sic), une oeuvre de mauvais présage !
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