Si l'on commence par remarquer puis inventorier ce qui lui fait défaut par rapport à la « grande peinture», nul doute que l'art naïf agace et repousse... Il pâtit le plus souvent d'un sérieux problème avec la perspective, la taille relative des éléments du tableau, les tons rompus et intermédiaires, les ombres et leur complexité, le mouvement, le volume, et ses thèmes manquent d'audace, ses personnages de profondeur psychologique. Son indifférence obstinée aux convulsions stylistiques de la peinture et de son histoire le fait prendre pour un art « demeuré » par tous ceux qui négligent en fait l...idéal qui le sous-tend, et ignorent la mise en place, la construction tout à fait historique de cet idéal. En effet n'oublions pas, aux origines, les hypothèses rousseauistes de « l'état naturel », valorisé, et comment cet idéal fut repris par le Romantisme (Stendhal qualifiant une telle naïveté de « sublime de la vie ordinaire »), puis prolongé en tant que mythe d'évasion pour le décadentisme, le symbolisme, et enfin comme il fut génialement concrétisé dans l'exaltation d'un primitivisme régénérateur, d'une autre culture loin de l'historicisme européen, notamment par la peinture de Gauguin. N'oublions pas plus ce parcours historique qu'une date de naissance officielle de la peinture naïve : l'exposition en 1886, au Salon des Indépendants, des oeuvres édéniques, minutieuses, oniriques d'Henri Rousseau, douanier de son état. Si l'on ne perd pas de vue l'histoire de l'art naïf et son idéal premier, alors son amour du détail, son idylle avec la nature, sa quiétude illuminée, son mysticisme surréalisant, son esthétique du merveilleux trouveront toute leur place et leur prix. Autodidactes ou néoprimitifs de conviction, peintres « instinctifs » ou soumis humblement à la richesse analytique de la réalité, les peintres naïfs surgirent en grand nombre d'Europe, d'Amérique, et l'exposition Du Douanier Rousseau à Séraphine - Les grands maîtres naïfs (jusqu'au 19 janvier au Musée Maillol) n'offre aux visiteurs qu'un aperçu limité des prouesses, de la variété internationale de cette peinture.
Pour être plus précis, le Douanier Rousseau et Séraphine (que l'on peut rattacher d'ailleurs à l'Art brut) jouent moins ici le rôle de bornes historiques et magistrales - donnant à croire qu'entre eux deux une impressionnante anthologie de la peinture naïve serait offerte au public - que de figures assez connues et attractives pour l'attirer. Car surtout « cette exposition vise à sortir de l'oubli une constellation d'artistes dits naïfs : André Bauchant, Camille Bombois, Ferdinand Desnos, Jean Ève, René Rimbert, Dominique Peyronnet et Louis Vivin » (texte de présentation). Mais pourquoi ces peintres naïfs en particulier ? Tout simplement parce que Dina Vierny, qui n'était pas seulement l'illustre modèle de Maillol et Matisse mais aussi amateure d'art puis galeriste, avait aimé ces artistes et en avait exposés. Et surtout, proche de la soeur de Wilhelm Uhde (un critique d'art allemand, collectionneur et marchand d'art qui joua un grand rôle dans la reconnaissance et la promotion de l'Art naïf), Dina Vierny s'intéressa encore plus à cette peinture singulière. En 1974 d'ailleurs, elle rendit hommage à Wilhelm Uhde et à l'art naïf dans une exposition intitulée Le Monde merveilleux des naïfs. Prolongeant cet engouement, elle fit l'acquisition également de la collection de Maximilien Gauthier, autre critique défenseur de la peinture naïve. On pouvait donc s'attendre à ce que le musée Maillol - qui a été créé en 1995 par Dina Vierny - rende hommage à la peinture naïve, et indirectement à Dina Vierny dans ses choix en matière de peinture. Mais si certains artistes naïfs précités méritaient effectivement de sortir de l'oubli (un exemple : Dominique Peyronnet et « La Falaise »), d'autres ne constituent en rien une quelconque révélation, surtout si l'on a déjà visité l'admirable Musée International d'Art Naïf à Nice, né de la collection non moins admirable d'Anatole Jakovsky. Par ailleurs, l'éblouissante aura émanant des rares peintures du Douanier Rousseau, sélectionnées dans l'exposition, tend à éclipser les lueurs de quelques oeuvres secondaires qui le côtoient.
On réservera cependant une mention particulière aux abondants commentaires sur les peintures (le travail critique et esthétique de Jeanne-Bathilde Lacourt, conservatrice en charge de l'art moderne au LaM de Lille, et d'Àlex Susanna, écrivain et critique d'art, les deux commissaires d'exposition, étant très appréciable), qui laissent heureusement de côté l'anecdote biographique et croisent de multiples approches pour véritablement donner à voir les oeuvres exposées. On apprécie le parcours thématique proposé (mer, nus, fleurs, portraits...) et sa scénographie séduisante, mais aussi de voir rappelé au public qu'André Breton comme Picasso avaient parfaitement compris ce qu'apportait de potentiellement subversif à la peinture cet art curieux et à contre-courant de maints canons esthétiques. Enfin, il demeure quelque chose de fascinant à saisir d'un seul coup l'essence et la valeur transcendante de la peinture naïve (Uhde parlait de « peintres du coeur sacré » pour désigner les peintres naïfs). Il reste quelque chose de magique dans cette bascule, cette ligne de crête par où une poésie folle, hallucinée, parfois mystique de la peinture naïve transparaît, se dissociant d'un seul coup, par un autre monde édénique entrevu, des niaises, médiocres, laborieuses et industrielles croûtes des peintres du dimanche...
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