En ce mois d'octobre (et jusqu'au 16 novembre), la galerie Marie Vitoux réunit un ensemble de peintures, gravures et lithographies de Leonardo Cremonini, qui a disparu en 2010. Cette exposition est pour nous l'occasion de nous souvenir qu'il fut un très grand artiste. Et plus que cela sans doute. J'ouvre un livre récent de Régis Debray (Le stupéfiant image, Gallimard, 2013) et je trouve ceci page 270 : « Cremonini n'a pas de message à délivrer. Il montre. Quoi ? La secrète inhumanité de l'humain. » Voici un point de départ un peu intimidant pour commenter des oeuvres aussi somptueuses par le dessin et la couleur que mystérieuses par les thèmes abordés. Mais c'est bien par là qu'il faut sans doute commencer, car Cremonini était un voyeur qui traquait en effet ce qui, dans l'humain, sort de l'humanité. Alberto Moravia a remarqué parmi les premiers l'importance, dans son oeuvre, des regards d'enfants pas vraiment normaux. Que regarde donc en se cachant le jeune garçon de Cache-cache (huile sur toile, 1966) ? « Les enfants de Cremonini, écrivait Moravia, ont les visages excités et avides qui semblent déformés par l'habitude d'épier. Le complexe d'OEdipe dont ils sont clairement affectés leur suggère constamment que, au-delà des portes, il se passe quelque chose. » (Les vacances de Cremonini, catalogue Galeria Gabbiano, Rome, 1972).
Comme ses enfants aux têtes rondes qui épient derrière les fenêtres (Les jeux tardifs, huile sur toile, 2002), Cremonini a pour champ d'observation les lieux apparemment quelconques qui définissent l'univers de la quotidienneté au sens où l'entendait Henri Lefebvre : les chambres et les salles de bains, les rues, les jardins et aussi les plages. C'est à l'intérieur de ces cadres que le désir se met en place et s'affronte aux contradictions et aux blocages de la société. A moins que, dans ladite société, le désir lui-même soit écrasé et nié par d'insupportables pesanteurs. Dans L'homme qui porte la viande, une terrifiante huile sur toile de 1957, on pense immédiatement au Portefaix (Louvre), un lavis brun de Francisco de Goya représentant un homme disparaissant littéralement sous le poids de sa charge. « Si Bosch introduisait les hommes dans son univers infernal, Goya introduit l'infernal dans le genre humain » écrivait Malraux. Cremonini introduit lui aussi l'infernal dans le genre humain, mais avec la couleur en plus, toujours extrêmement raffinée.
Chez Cremonini, les apparences du désir prennent la forme de corps adultes couchés et nus, par exemple ceux dont l'étreinte, surprise dans un miroir, voisine avec un berceau (Gli Amanti, lithographie, 1996). Au contraire, les enfants sont toujours saisis debout, immobiles ou courant. Dans nombre de tableaux et d'estampes de Cremonini, Pierre Gaudibert a vu une démarche qui « développe au maximum l'inscription formelle et démultiplie la dimension sexuelle du regard et des interdits » (in Figurations 1960-1973, 10/18, 1973). Le voyeurisme du peintre prêté aux enfants nous renvoie notre propre voyeurisme, le regard libidinal de l'enfant à la recherche de l'énigme du sexe nous plonge dans un univers de culpabilité (le peintre montre ce qui ne doit pas être vu). Louis Althusser a souligné que l'intérêt du peintre va vers les rapports où sont pris les objets, lieux, figures et instants.
Ces rapports sont baignés par la présence du désir qui les nie et les subvertit. Désir du peintre, non-désir des couples qui sont figurés. Car dans la vie quotidienne, le désir de l'autre ne s'accomplit jamais, et l'homme s'épuise dans une course impossible à la plénitude ; il est toujours habité par les malaises sécrétés par la société. La connaissance critique déployée par la peinture de Cremonini n'est pas seulement constat glacé de nos échecs, elle est mêlée aux fantasmes personnels de l'artiste. Ils sont mis en scène dans un univers plastique qui renverse les règles classiques de la peinture tout en paraissant les respecter. Qui peut comprendre cela ? Pas grand monde, ce qui faisait sourire Leonardo. Je l'entends encore dire, avec son accent inimitable : « nous sommes des aristocrates que la société juge inutiles. Il faut s'y faire ! » Non, il ne faut pas « s'y faire », et oui, il faut revenir à ce bolognais devenu parisien qui, comme l'écrit Régis Debray, « a défendu le métier contre le faire-savoir, l'artisanal contre l'industriel, le singulier contre le sériel. Avec une maestria d'exécution si singulière qu'il n'y aura jamais, on le parie, de faux Cremonini. »
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