Là où la majorité de ceux qui endurent l'implacable logique d'un système s'y adaptent tant bien que mal ou bien en souffrent sans comprendre ce qui se passe, des hommes de théâtre, des écrivains ont saisi en quoi ce système était tout simplement inhumain. Ils contribuent ainsi à un développement de notre sensibilité et à ce qu'il faut bien appeler un progrès moral. Le dramaturge allemand Falk Richter dans À deux heures du matin (jusqu'au 13 octobre au Théâtre de l'Atalante) et l'écrivain et psychanalyste franco-belge Patrick Declerck dans son roman, adapté pour le théâtre, Les Naufragés (c'était jusqu'au 2 octobre aux Bouffes du Nord) montrent deux logiques complémentaires d'une même organisation socio-économique, l'une s'appliquant aux supposés gagnants, cadres supérieurs d'entreprises mondialisées, l'autre retombant sur les exclus, les perdants, les clochards... Impossible de rester indifférent à ces deux spectacles en prise directe avec notre temps, et dont chacun trouvera vite autour de lui - sauf à évoluer dans le microcosme doré, hors-sol des ultra-riches - quelques illustrations pathétiques.
Les deux spectacles précédents de Falk Richter (Nobody monté par le collectif MxM - cf. Verso Hebdo du 26-11-2015 - et Ivresse(s), mis en scène par Jean-Claude Fall - cf. Verso Hebdo du 30-11-2017) avaient donné lieu à une imposante scénographie par ses décors, ses vidéos, ses accessoires. Grâce soit rendue à la sobre mise en scène de René Loyon, justement appuyée sur la conviction des comédiens, de nous montrer clairement, s'il en était besoin, que la véhémence des textes de Richter se suffit à elle-même. Cette parole souvent monologale « a une dimension performative pour l'acteur et exige l'implication forte, à chaque fois singulière, de son corps », écrit Anne Monfort, traductrice de Richter. Le stress, la perdition, l'immense solitude, l'effroyable aliénation de ces cadres soumis au néomanagement contemporain génèrent une parole, une gestuelle bouleversantes. Elles ne sont pas associées à un personnage particulier saisi dans un drame linéaire et que le comédien devrait tout au long de la pièce assumer. Et donc, l'effet universalisant pour maints spectateurs de miroir en est aveuglant : un cadre qui a subi de plein fouet un « burn out », un employé qui endure menaces de licenciement sec et/ou harcèlement moral, peuvent retrouver en plus denses leurs propres mots, leur drame personnel... À ce verso pathétique de la surexploitation correspondent le recto euphorique, mythifiant de la langue de bois entrepreneuriale et les discours optimistes formatés des coachs. L'efficacité de l'idéologie néolibérale réside notamment en une série de mots, d'expressions qui emprisonnent dans des représentations fallacieuses. Falk Richter exhibe admirablement ces effets de langage pathogènes, et il est très signicatif qu'en même temps que le théâtre et la philosophie, il ait étudié la linguistique... La mise en scène très juste de René Loyon favorise cette confrontation vive, directe du public avec paroles et discours. L'interrogatoire inquisiteur d'un entretien d'embauche en devient un morceau d'anthologie. Qu'il soit éjecté, le candidat, ou bien embauché, se dit-on : comment l'envier un instant ?!
Pendant quinze ans, l'anthropologue, écrivain et psychanalyste Patrick Declerck a suivi les clochards de Paris... Il a même enduré leur cruelle condition de son plein gré, la crasse, la misère, la puanteur, le désespoir aviné. Enfin, il a ouvert la première consultation d'écoute au Centre d'Accueil de Nanterre. Et, de toutes ces rudes expériences, il a tiré un livre, Les naufragés. Aux Bouffes du Nord, Emmanuel Meirieu a mis en scène et adapté cet ouvrage qui prend à la gorge. Le spectacle, de moins d'une heure, s'accompagne d'images et de courts films comme pour rester fidèle à la dimension ethnographique et documentaire d'une expérience d'autant plus terrible qu'elle ne se paye pas de mots ni de postures pour se raconter. Le plateau, ensablé, hérissé de lattes de bois, ressemble à un chantier misérable que de mornes soubassements, visités par le ressac d'une eau glauque, viennent border. Deux comédiens (François Cottrelle et Stéphane Balmino) disent un texte qu'on maudit parfois d'avoir entendu, sachant qu'il est juste adéquat à la monstruosité de conditions sociales que l'on est souvent amené, dans les grandes villes, à côtoyer. Morts de froid ou de faim dans un monde où des supermarchés jettent des quantités énormes de nourriture même pas avariée, et sont surchauffés ! Ces miséreux sortent de leur ombre, de leur invisibilité, lorsque le texte, l'image leur donnent un prénom, un visage. Et parfois un parcours chaotique, qui a tout d'une dégringolade aux enfers... Que ces personnes puissent être vécues et/ou se vivre comme des rebuts, déjections interrogent moins sur elles que sur un système rendant possible une telle barbarie. Patrick Declerck ne moralise pas, ne politise pas son propos : il n'en a guère besoin. Il suffit de ne pas détourner les yeux ni changer de trottoir, de recueillir le témoignage de ces existences disloquées pour que l'indignation, le refus s'imposent sans discussion. Les Naufragés de Patrick Declerck et Emmanuel Meirieu font penser à cette phrase de Prévert, « C'est des bas-fonds que montent les hauts cris ». Sauf qu'aujourd'hui plus aucun cri ne monte ; juste celui, silencieux, de qui a entendu jusqu'au bout témoigner de cette inhumanité.
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