Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais est une perle rare du cinéma, et presque un objet de collection à soigneusement conserver dans une cinémathèque ayant quelques ressemblances avec un cabinet de curiosités... Basé sur le principe du « found footage » (on réemploie en les détournant des images cinématographiques préexistantes avec le propos de créer une nouvelle oeuvre), cet ahurissant travail de montage s'est opéré à partir de plus de quatre cents films ( !), uniquement de fiction, en couleurs ou noir et blanc, regardés, scrutés par le réalisateur, qui en a soigneusement isolé des images, des courtes séquences (d'un maximum de 10 secondes) elles-mêmes classées par rubriques, et constituant ainsi une sorte de répertoire de plus d'une dizaine de milliers de plans ( !), avec l'ambition d'« illustrer » un texte écrit et dit en voix off par l'auteur, au moyen de cette immense palette d'images cinématographiques rendues muettes. Assisté au montage par Thomas Marchand (six mois en salle de montage...), Frank Beauvais a bien entendu transcendé la plate illustration en établissant de multiples rapports entre l'image retenue et les phrases de son texte : rapport d'opposition, de convergence, de symbolisation, de déplacement, d'ironie, etc.
Mais dans quel but, objectera-t-on, ce puzzle cinématographique géant auquel se livrèrent deux cinéphiles passionnés ? Question classique à laquelle on peut tout de suite répondre par une autre question : faut-il à tous prix un but à une activité créative et ludique ? Et à tous ceux qui argueront de la gratuité de cette démarche un risque de froideur, d'absence d'émotion, il convient tout de suite de fournir une précision essentielle : le genre de texte dit en voix off par Frank Beauvais procède du journal intime plutôt désespéré, parfois bouleversant. On peut évoquer à ce propos le documentaire de Frédéric Mitterrand, Lettres d'amour en Somalie (1982). Un journal intime qui commence, chez Frank Beauvais, par une rupture sentimentale : « Janvier 2016. L'histoire amoureuse qui m'avait amené dans le village d'Alsace où je vis est terminée depuis six mois. À 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d'avenir, en plein coeur d'une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d'urgence. Je me sens impuissant, j'étouffe d'une rage contenue. Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issu du flot de films que je regarde ». Des crises d'angoisse, un sentiment de perte, de courts voyages, une tentative de renouer avec un père lointain, des visites d'amis, une dépression, des rapports ambivalents avec sa mère, une solitude accablée et quelques contemplations... Ainsi, la performance du montage, sa démarche expérimentale se voient équilibrées par la dimension puissamment existentielle d'une confession. On pourrait alors en déduire que toute cette entreprise sidérante, remède à la dépression, fut simplement thérapeutique (ça y est, on aurait le « but » !), sauf que le réalisateur ne se contente pas de parler de lui, ni d'une démarche cathartique. Dès le début, on est frappé par l'analyse sociologique, voire anthropologique - qui a d'ailleurs fait classer ce long-métrage dans la catégorie « documentaires », et qui l'a même installé en film de clôture au festival « Cinéma du Réel » - s'appliquant au village où il vit, à l'Alsace, aux moeurs locales, etc. Et, par la suite, on s'aperçoit que l'actualité politique française de la période en question est tout à fait présente dans ce film hors normes, actualité préoccupante souvent exprimée par les multiples résonances qu'elle met en branle chez le réalisateur. « On glisse de l'intime vers l'extime, cette intimité tournée vers l'extérieur, entraînée par une force centrifuge qui donne au film un caractère si personnel et pourtant si universel », note le texte de présentation.
Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais demeure, par antiphrase, un long cri étouffé, un questionnement désespéré à la manière du Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? d'Hölderlin (« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »), une protestation poétique et cinématographique contre une époque à la fois vulgaire, insignifiante, et menacée d'un fascisme rampant. C'est aussi une façon brillante de relever le défi que nous jette au quotidien la pléthore de l'imagerie télévisuelle. Vous verrez plein d'images ici également, mais elles au moins sont surprenantes, singulières, détachées de leur fonction narrative immédiate.
Au final il semblerait que cette oeuvre puisse se recevoir comme l'ode, hors du commun, d'un cinéphile passionné et inventif au septième art, à toutes ses images et/ou séquences qui ont pu nous impressionner une fois, plus même que le film entier... Fantastiques, cauchemardesques, lyriques, érotiques, ces « morceaux de cinéma » amoureusement cousus bout à bout, en un savant patchwork, sur un texte d'une excellente tenue littéraire, ne viennent-elles pas à notre rencontre comme une pressante invitation à s'offrir une cure de cinéma dans les salles obscures, pour soigner une indigestion de prosaïque et de banalité ?
|