Le sociologue, l'historien, le philosophe savent que les changements sociaux, lisibles plus que visibles, travaillent toujours en profondeur : facteurs démographiques et techniques, restructurations économiques, lente évolution des valeurs culturelles, effets des contradictions et conflits. Marx fit de la taupe l'animal symbolisant ce travail souterrain qui prépare les changements sociaux, les révolutions : « nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement... ».
En quête d'une dynamique permanente et attractive, les mass-media présentent en général comme événements emblématiques, supposés dire ou annoncer les changements sociaux, de simples leurres spectaculaires. Ainsi, maints photographes se ruent sur des drames insignifiants, des modes sans lendemain ou des faits divers sans conséquences spéciales. Mais d'autres photojournalistes, véritables témoins de leur temps, curieux, indépendants, réflexifs sur l'Histoire en marche, ont su durablement s'immerger dans une société, comprendre ses mouvements profonds et pointer leur appareil sur ce qui vraiment produisait du sens.
C'est le cas de Jean-Pierre Laffont qui, dans Tumultueuse Amérique, expose son travail jusqu'au 10 octobre à la Maison Européenne de la Photographie. À partir de 1965 et durant trois décennies environ, Jean-Pierre Laffont a observé les contradictions sociales, économiques de cette immense nation. Toutes ses images « accomplissent ce que les photos font de mieux, figeant dans le temps des moments décisifs pour un examen futur », écrit le photographe. Il ne cherche pas, à coups de clichés dans le genre chic et choc, à gaver l'insatiable Moloch du sensationnel. Non, il travaille pour l'intelligence qui, en nous, veut comprendre, expliciter les changements sociaux, et l'on verrait bien maintes photos de l'exposition figurer dans un manuel d'histoire contemporaine. Les visiteurs sont au rendez-vous, en nombre... Jean-Pierre Laffont a su analyser et montrer la condition précaire et accablante de beaucoup de fermiers américains, saisir les contradictions économiques d'une nation où les sans-abris campent aux pieds du scintillant World Trade Center (1975), où, pendant que les yuppies s'enrichissent follement, des halls entiers servent d'immenses dortoirs pour les exclus du système (1986), et il note : « alors que la cupidité nourrissait l'illusion d'un succès national, mes photos témoignaient aussi du déclin de l'industrie automobile et des fermes familiales, du sort des pauvres, des sans-abris, des vieux et des isolés sociaux ». Pas de recherches esthétiques, mais la quête incisive d'images qui font sens. Dès le début de son séjour, il braque son appareil sur les convulsions américaines, saisissant la portée des conflits de générations et les formes diverses de protestation : révolte massive des jeunes contre la guerre au Vietnam, gangs du Bronx (« Savage Skulls »), mouvement hippie, féminisme. Il appréhende la montée des communautarismes, du néoconservatisme. Sillonnant les Etats-Unis, Jean-Pierre Laffont est toujours là où se manifeste, comme dit Hegel, « la patience, le travail, la douleur du négatif ». Ce qu'il traduit avec force dans ses tumultueuses photos, et ses propos rétrospectifs : « ...prises dans leur ensemble, ces images montrent la naissance houleuse, parfois douloureuse, de l'Amérique du XXIe siècle ».
Deux étages plus haut, les photographies de John Edward Heaton paraissent au contraire curieusement figées, esthétisantes. Il s'agit encore d'Amérique : Guatemala (jusqu'au 31 octobre) nous montre une quarantaine de photographies en noir et blanc, des portraits majoritairement, légendés avec lyrisme, dans lesquels on pressent un amour sans réserve que l'artiste et « anthropologue visuel » voue à ce pays, devenu son pays d'adoption. On est loin de la relation ambivalente que Jean-Pierre Laffont entretient avec l'autre Amérique !... Ici, les belles images nous racontent une culture ancestrale qui ne semble pas altérée par l'avance heurtée de l'Histoire. Voici Dofia Olivia ou Dofia Serapia, voici Texel de la confrérie de San José : visages de médaille, photos soignées, délicates qui ne nous disent rien de l'actualité guatémaltèque, des problèmes rencontrés par cette nation, mais semblent vouloir conserver les traces dernières de la civilisation Maya... Alors, même s'il est toujours réducteur en Esthétique, néfaste à la polysémie des oeuvres, de se risquer à l'antithèse, on ne peut s'empêcher ici d'opposer une démarche « essentialiste » magnifiant une Amérique éternelle (le Guatemala d'Heaton) à une démarche « historiciste » qui met en relief les heurts, les soubresauts, les contradictions d'une Amérique (les States de Laffont) emportée par des changements sociaux tumultueux. Et le style des photographies s'en ressent avec netteté.
Juste à un moment, dans la photographie La nonne et son prétendant, le croisement humoristique de deux personnages qui ne devraient pas se rencontrer esquisse un semblant de dialectique, et l'on pense : tiens, la religion, l'armée, le pouvoir au Guatémala... Où en est-on ? Mais c'est là une question éphémère, la photographie « anthropologique » esthétisante reprend ses droits, et l'Histoire quitte une scène qu'elle avait à peine effleurée. La quête de beauté visant à l'éternel (cf. la sentence du poète Keats « A thing of beauty is a joy for ever ») congédie les tumultes de l'actualité, les antagonismes sans grâce que pousse l'Histoire.
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