Erratum : dans la précédente livraison s'est glissée une erreur sur le nom d'un auteur : il s'agit bien de Nino Lo Duca, auteur d'Artisti vista da un artista. Pour toute information : www.ninoloduca.tumblr.com
Ninfa fluida, essai sur le drapé-désir, Georges Didi-Huberman, « Art et artistes », Gallimard, 224 p., 23,50 euro.
Georges Didi-Huberman est sans nul doute le plus brillant historien d'art français actuel. Ce nouvel essai le prouve amplement. Il s'est intéressé à un problème qui avait intrigué Aby Warburg : un cas d'iconographie non spécifique, d'allégorie qui n'est pas vraiment une allégorie, bref d'un objet assez mal identifié dans la constellation des mythes transmis par les oeuvres d'art. En 1888, à Florence, Warburg s'était mis en thème d'étudier deux tableaux de Sandro Botticelli pour faire sa thèse, achevée cinq ans plus tard : Le Printemps et La Naissance de Vénus. Pour parvenir à ses fins, il s'est lancé dans un dédale de recherches érudites à perte de vue. Didi-Huberman tient à nous faire comprendre que la démarche de Warburg était la bonne : il avait compris que Le Printemps était à la fois une référence au calendrier antique et une allusion plus que claire à la renaissance apportée par le bon gouvernement des Médicis. En fait, la quête érudite des sources ne suffit pas à décrypter le sens d'une oeuvre d'art. L'auteur montre que les différentes manières d'aborder la question se complètent parfois, se superposent et souvent se contredisent : de Gombrich à Chastel, en passant par Francastel, les oeuvres de Botticelli deviennent un rébus. Pour sa part, il va se concentrer sur une question des plus intrigantes : celle de la fluidité mentionnée par Warburg. Fluidité des références, mais aussi fluidité des accessoires, surtout des vêtements qui sont sans couvrir la nudité des trois Grâces, mais ne font que la rendre encore plus prégnante. Inspirée par l'Antiquité classique, la figure de la nymphe s'impose d'abord dans la sculpture, puis dans peinture, sans doute avec Lippi en premier lieu, mais surtout avec Ghirlandaio, où l'on voit apparaître un personnage encore inconnu et qui semble avoir une fonction énigmatique dans l'ensemble de la peinture : celle de la ninfa (Didi-Huberman fait remarqué que Giotto avait déjà donné l'idée d'une femme à la draperie flottante). Elle exprime à la fois la liberté et le mouvement, la théâtralité et la sensualité. L'air devient un élément prégnant de la représentation et nul ne sera étonné de voir Zéphyr être présent dans La Naissance de Vénus. Mais cette introduction de l'air ne saurait se limiter à une clause météorologique. Il s'agit aussi d'une traduction de principes philosophiques parfois opposés comme le matérialisme de Lucrèce et l'idéalisme de Platon repris par Marsile Ficin et les principaux acteurs de la Renaissance florentine. En guise de post-scriptum, il s'interroge sur la poursuite de cette fluidité climatique et théorique dans les ouvrages de Turner, de Monet, de Moreau. C'est là l'amorce d'un travail qu'il poursuivra sans doute à l'avenir. C'est en tout cas une orientation de sa pensée qui veut que l'histoire de l'art ne doit jamais cessé de se repenser, donc de se remettre en question, et qu'il ne s'agit plus d'une bataille de conceptions et d'interprétations, mais d'un désir de mieux comprendre tous les éléments présents dans de grandes oeuvres dont le sens nous échappe en partie.
De la curiosité, Alberto Manguel, traduit de l'anglais (Canada) par Christine Le Bouf, Actes Sud, 432 p., 25 euro.
Si vous me demandiez quels essayistes de notre époque j'emporterais sur une île déserte, je répondrais sans hésiter : George Steiner, Claudio Magris et Alberto Manguel, et certainement pas un seul des prétendus « philosophes » qui ont pris possession de la télévision. De Manguel vient de paraître la traduction d'un livre imposant qu'il a baptisé De la curiosité. On aurait pu penser qu'il se serait mis en tête de comprendre les différentes significations de ce vocable et de les disséquer. Il n'en est rien. En fait, l'auteur a plutôt désiré mettre sur un même pied la simple curiosité, commune à quasiment toute l'humanité, et le désir de connaissance. Il choisit deux personnages, ou plutôt trois, pour faire valoir son point de vue : Ulysse et puis le couple Dante et Virgile. Dante a exprimé un jugement assez négatif sur le héros d'Homère, qu'il considère comme un individu ayant abusé de la ruse et donc du mensonge, méritant de finir aux Enfers. Il s'en suit diverses digressions sur la Divine Comédie, sur Dante et sur l'Odyssée. C'est ce que nous attendrions d'un auteur tel que lui et ses recherches nous font découvrir deux modalités opposées de la culture ancienne, celle de l'Antiquité et celle de la fin du Moyen Age. Mais il ne se limite pas à cela. Il fait des digressions de toutes sortes et nous rencontrons chemin faisant les personnages de Lewis Carroll tout comme le philosophe Hume, Galilée, Aristote, et tant d'autres figures exemplaires de différentes époques. On y retrouve un peu tout ce que Manguel a étudié avec passion au cours de sa vie d'érudit. De plus, il a composé une sorte d'autobiographie. Je dis bien « une sorte » car il n'est question ici que de son existence par rapport au langage, au livre, à la science et à littérature et non à sa vie intime. Toutefois, il n'a pas répété à sa manière l'entreprise de Michel de Montaigne même s'il s'y réfère comme un de ses modèles. Il se montre modeste par rapport à son illustre prédécesseur mais il a au moins un point commun avec lui : il ne cherche pas à embrasser toute la connaissance, mais s'attache à traiter quelques points précis. L'un d'eux est le langage. Un autre est l'écriture. Ce ne sont pas de petites affaires secondaires ! En somme, ce livre n'est pas un essai dans le sens classique, ni même dans le sens qu'il a choisi au cours de son existence, qui est assez peu classique. C'est un voyage, où un sujet en appelle un autre, sans qu'un ordre s'impose pour ses commentaires. Serait-ce là un ouvrage testamentaire ? Pas tout a fait, même si l'on peut déceler cette tentation. Non, c'est le désir de ne plus être le prisonnier de sa propre curiosité. Cette fois, il n' pas éprouvé le besoin d'aller jusqu'au bout de sa compulsion impérative. Sans doute s'embarque-t-il pour ce voyage pour comprendre ce qui pousse l'esprit humain à aller jusqu'aux limites de l'impensable (il fait d'ailleurs remarquer que cet élan est parfois bridé par des considérations d'ordre théologique), mais il entend que ce périple se déroule selon certaines modalités, qui sont parfois liées au caprice, au hasard, à la rêverie. De la curiosité est peut-être une sorte de piège digne des ruses les plus subtiles d'Ulysse dans lequel le lecteur tombe ! Manguel nous entraine dans son univers, nous fait visiter sa bibliothèque, nous montre que sa curiosité le pousse dans les directions les plus variées, que tout est un mélange de savoir et de fiction. C'est un livre passionnant, qu'on peut - qu'on doit - lire comme un roman, même si chemin faisant l'on apprend mille et une choses d'un intérêt capital.
Journaux de bord, 1947-1954, jack Kerouac, édition présentée par Douglas Brinkley, « L'Infini », Gallimard, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Gallimard, 594 p., 29,50 euro.
Depuis la parution de Sur la route, l'oeuvre de Kerouac est à peu près traduite dans son intégralité d'abord par les éditions Gallimard, mais aussi par plusieurs autres éditeurs. Il aura fallu plus de trente années pour qu'on ait enfin une idée à peu près complète de son oeuvre. Il faut dire que parfois les éditeurs américains n'ont pas beaucoup aidé à cette connaissance car certaines publications sont récentes comme celle de ces Journals, parus en 2004. La première partie de ce fort volume est le journal de la composition du premier livre de Kerouac, The Town and the City. S'il a été le premier à voir un livre publié du petit groupe d'écrivains en herbe constitué à New York (il voit le jour en 1950), son insuccès est un coup sévère pour le jeune homme. L'indifférence qui entoure la sortie de ce roman aura des conséquences pour lui qui ne sont pas indifférentes. Ses autres manuscrits étant refusés les uns après les autres, la parution en 1957 et le succès de On the Road arrive trop tard pour qu'il parvienne à sortir de ce sentiment d'échec qui s'est ancré en lui. Quoi qu'il en soit, ces notes sont absolument passionnantes. Il y a d'abord cette obsession de produire régulièrement et beaucoup. Il y a une dimension boulimique, pantagruélique dans sa façon d'envisager la création romanesque qui est tout à fait curieuse et qui ne le quittera jamais. Ensuite, on découvre que Kerouac s'était déjà fait une sérieuse culture littéraire. C'est une découverte relative. Apparaît enfin une autre dimension du personnage, que l'on connaissait, mais qui est ici très frappante : le besoin de se raconter. Comme il est un des héros de ses fictions, voilà l'auteur qui raconte comment il s'est raconté ! Parmi les lectures entreprises pendant la rédaction de l'ouvrage, il faut signaler la lecture du Nouveau Testament, donnant lieu à un long commentaire sur la vie de Jésus -, qui ne restera pas lettre morte dans son oeuvre future même si, comme la plupart de ses amis, il est attiré par le bouddhisme. S'il n'est pas particulièrement disert sur les relations avec Allen Ginsberg et W. S. Burroughs (qui paraissent pourtant être omniprésents dans on existence), il indique pourtant des communautés de points de vue qui sont essentiel. En dehors de la comptabilité absolument obsessionnelle du nombre de mots écrit dans une journée, en un mois, Kerouac esquisse sa volonté de rompre avec la tradition de l'art et une nouvelle esthétique où le rêve tient une place majeure avec son idée de la « fête ». Il envoie un extrait de ce livre à la revue Scribner et l'attente devient à son tour une hantise jusqu'au jour où il reçoit une lettre de refus. Peu à peu on se fait une idée assez précise de la personnalité de Kerouac qui est dominée par l'impatience. Et quand il évoque ce qu'il a vécu ou pensé dans une journée, il y a quelque chose de frénétique dans sa relation. C'est un homme pressé et Paul Morand à côté de lui semble un promeneur oisif ! La lecture de ces mémoires intimes est non seulement un instruments indispensable à la connaissance de Kerouac, mais aussi le véritable visage de la vie d'un écrivain : le rude et interminable travail devant un bureau dans une solitude parfois accablante (il en parle souvent). Et puis il commence la composition de Sur la route et là on comprend mieux ce qu'est à ses yeux la Beat Generation (des traductions récentes nous ont fait comprendre ce que n'est Holmes qui a inventé le terme dans un article, mais bien Kerouac qui voulait se servir d'un mouvement littéraire pour se lancer dans le monde littéraire américain, aussi fantomatique fut-il). Kerouac n'était pas un calculateur. En tout cas, cela ne saute pas aux yeux en lisant ces pages. Mais son ambition était réelle. En somme, ce document est inestimable. On découvre enfin qui a été vraiment Jack Kerouac au-delà des clichés et surtout de l'image calamiteuse qu'il a laissé à la fin de sa trop brève existence. De facto, c'est toute l'histoire de la Beat Generation qui est à revoir à partir de ces Journaux. Et un autre portrait de Jack Kerouac est sans aucun doute à brosser avec beaucoup plus de soin et de vérité. La légende est peut-être en deçà de la réalité.
Réflexions sur les passions, Cardinal de Bernis, préface de Matthieu Terence, « Petit bibliothèque », Rivages poche, 96 p., 6,50 euro.
Voilà un cardinal qui n'a pas été du parti des dévots ! Le cardinal de Bernis (1715-1794) a consacré une grande partie de son existence au libertinage. Il a connu les faveur de Louis XV puis la disgrâce quand la marquise de Pompadour n'a plus été en cour. Il a touché à pas mal de domaines, entre autres à la politique et on lui a reproché d'avoir été à l'origine de la guerre de Sept Ans -, ce qui est une exagération. Il a été ambassadeur à Venise et c'est là qu'il noue une amitié avec Giacomo Casanova avec lequel il a quelques affinités. Il a laissé des mémoires (que j'ignore) et qu'on dit passionnantes. Quoi qu'il en soit, ces Réflexions sur les passions, il les écrit alors qu'il n'a que vingt-six ans. Le style est alerte et sa dédicace est même bien peu formelle pour l'époque. Il y parle d'amour sans détour et évoque les lieux de grandes passions célèbres à commencer par le tombeau de Laure. Il entre immédiatement dans le vif du sujet et condamne sans embages les amours tièdes, médiocres. Il en appelle implicitement à de grands sentiments et à de grands désirs. Son petit livre est une apologie éhontée de l'amour charnel, qui se pare de quelque mythologie et de quelque poésie, mais qui est essentiellement libertin. A cette époque, l'être libertin était d'abord philosophique, puis devient une philosophie épicurienne de l'existence, pour être ensuite une philosophie des sens et parfois de la dépravation érigée en système. C'est un opuscule charmant et plein d'élan. C'est aussi une étude qui va bien au-delà de la simple question du désir : elle embrasse des considérations sur ce qui met en mouvement le monde, les nations et les êtres. Aussi curieux que cela paraisse, en dehors de la question des femmes, dont il ne fait aucun secret, il se veut vertueux. Il s'aventure enfin à des considérations sur la curiosité et sur la vie champêtre, se faisant, non sans une pointe d'humour, le précurseur des idées de Rousseau et lapassions pour les idylles champêtres. Il faut dire que ce livre a été écrit peu après que l'Académie ait reconnu les fêtes galantes d'Antoine Watteau comme un genre en soi. En somme, un livre qui révèle une époque, celle de la Régence et des premières années du règne de Louis XV. Un style de mousquetaire, plus que d'abbé !
Les Désordes de l'amour, Histoire de Givry, Madame de Villedieu, préface de Sylvie Robic, « Petite bibliothèque », Rivages poches, 144 p., 6,50 euro.
Voilà une femme écrivain dont j'ignorais jusqu'au nom. Si Madame de La Fayette fait partie de mon bagage de lycée, si je me suis intéressé beaucoup plus tard à Madeleine de Scudéry et à son Carte du Tendre. Mais de Marie-Catherine Desjardins, qui se fait appeler Villedieu (1640-1683), je n'avais même pas entendu prononcer le nom. Tallemant des Réaux fait état de son absence et de richesse et de sa laideur, qu'elle compense, dit-il, « par l'exercice de son esprit, lequel est brillant ». A dix-huit elle tombe amoureuse du fils d'un musicien de Louis XIII, Antoine de Boësset, sieur de Villedieu, et il est question de mariage. Mais la promesse est rompue en 1657 et le jeune homme meurt au cours du siège de Lille peu après. Un an plus tard, elle publie un recueil de poèmes intitulé Jouissance, qui est jugé des plus licencieux. Elle écrit plusieurs pièces de théâtres dont la tragi-comédie Manlius, les tragédies Nitétis (1663) et le Favori (1665). Elle écrit ensuite de la prose, dont les Mémoires du Sérail sous Amurat second (1670) et les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1671). La même année, elle achève les Amours des Grands Hommes. Suivent le Journal amoureux, deux ans plus tard les Galanteries grenadines, puis les Nouvelles africaines (1673) et le Portefeuille (1674). Plusieurs de ses oeuvres paraissent posthumes, comme les Annales galantes de la Grèce (1687). Les Désordres de l'amour (1675) constituent ses adieux à la scène littéraire après cette décennie pléthorique. Elle se marie en 1677 et ne publie plus rien après une production pléthoriques. « L'Histoire de Givry» qui est une des trois nouvelles du recueil des Désordres de l'amour, se déroule à une époque antérieure, comme l'a fait Madame de Lafayette. Henri III est sur le trône et deux factions s'affrontent au sein de l'aristocratie : d'un côté les catholiques de la Ligue (la Sainte Union), qui ont pour chef de file le duc de Guise, de l'autre, les calvinistes, qui reconnaissent, après la Saint Barthélémy, le roi de Navarre (le futur Henri IV) comme leur chef incontesté. L'arrière-plan historique n'est pas indifférent car la France est en train de vivre une dangereuse guerre civile. Le pouvoir royal est menacé. Quant à l'intrigue amoureuse, elle tourne autour d'une cassette contenant des lettres et des maximes plutôt ésotériques, dignes des ruelles des Précieuses. Nos héros, le marquis de Bellegarde et le sieur de Givry, les attribuent à la belle princesse de Guise. En réalité, ces écrits sont de la main de Madame de Maugiron (qui n'a jamais existé, la seule figure imaginaire de cette histoire). La galanterie est ponctuée par les épisodes de cette guerre qui, de siège en siège, aboutit à l'assassinat d'Henri III et la montée sur le trône d'Henri de Navarre. Madame de Villedieu a inventé une nouvelle modalité romanesque, celle du roman court, ce que Voltaire n'avait pas oublié de souligner pour lui en rendre grâce.
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