Il se trouve que j'ai eu l'occasion, tout récemment, de voir La Fête à Saint Cloud de Jean-Honoré Fragonard dans les salons de la Banque de France. Superbe et très grand tableau (216 x 335 cm) qui ne représente nullement une « fête galante » à la manière de Watteau mais quelques saltimbanques minuscules perdus dans un immense paysage. Le titre est d'ailleurs tardif, donné après la mort du peintre, et rien n'indique que nous sommes à Saint Cloud. L'important, ce sont sans doute, à gauche, ces peupliers dramatiquement courbés par le vent, perdant leurs feuilles et, à droite par contraste, l'épaisse frondaison qui semble attendre la colère de la nature qui va la frapper à son tour. Entre les deux, un énorme, irréaliste et inquiétant jet d'eau. La méditation du peintre sur la fragilité des choses et la solitude des hommes est mélancolique (les petits groupes de comédiens et montreurs de marionnettes ne se voient pas, pas plus qu'ils ne nous regardent). Ce chef d'oeuvre réservé à la Banque de France lui est prêté par le Louvre : s'il le récupérait pour le placer non loin du célèbre Verrou (représentant l'ultime résistance d'une jeune femme aux assauts d'un homme en caleçon poussant le verrou d'une chambre, peint pour le libertin marquis de Véri), cela pourrait grandement contribuer à modifier la réputation que l'on est en train d'essayer de faire à Fragonard.
Car ce Verrou est l'une des quelque 80 oeuvres réunies en ce moment par le musée du Luxembourg (jusqu'au 24 janvier) sous un titre on ne peut plus racoleur : Fragonard amoureux galant et libertin. Dans un entretien récent publié par l'Obs, le président du Palais de Tokyo, Jean de Loisy, regrettait que les musées résistent de plus en plus mal à la tentation de « faire du public » : en voici un exemple particulièrement significatif. Le public est là, en effet, alléché par le programme qui lui est annoncé : « cette thématique amoureuse, entre les derniers feux de l'amour galant et le triomphe du libertinage, jusqu'à l'essor d'un amour sincère et sensible, déjà romantique ». Le commissaire de l'exposition, Guillaume Faroult, conservateur en chef au Louvre, chargé des peintures du XVIIIe siècle, est certainement très compétent. Mais pourquoi, dans la vidéo présentant l'exposition, se place-t-il devant le bel hôtel de la rue Saint Sauveur où la maquerelle Marguerite Gourdan se livrait à sa juteuse activité au temps de Fragonard ? Si c'est pour laisser entendre que ce dernier était un habitué de l'endroit, ce ne serait pas très honnête, car ce supposé « galant et libertin » était un bon père de famille, amoureux fidèle de sa femme Marie-Anne, ce dont témoigne Sophie Chauveau dans son excellente biographie du peintre (curieusement absente de la librairie du musée où abondent les études sur l'érotisme au XVIIIe siècle, avec une place de choix réservée aux oeuvres du marquis de Sade...).
Les tableaux et dessins venus du monde entier sont intéressants (signalons en particulier un extraordinaire croquis à la plume observant des jeunes filles fort agitées dans un dortoir), c'est entendu, mais la veine libertine de Fragonard représente moins de 20 % de sa production et il est dommage de mettre dans la tête du public qu'il n'était qu'un spécialiste des images licencieuses. L'exposition, en tout cas, ne mérite sans doute pas que l'on tombe en pâmoison comme madame Judith Benhamou-Huet qui assure à ses lecteurs des Echos que c'est « un pur régal, un hymne esthétique aux plaisirs de l'amour. » Fragonard est très loin d'avoir été le « chérubin de la peinture érotique », comme l'ont écrit avec leur méchanceté habituelle les frères Goncourt. Allez donc, pour vous en persuader, au musée de Picardie à Amiens. Vous y trouverez, de Fragonard, l'admirable Berceau, une esquisse peinte avant 1770. Une diagonale relie les regards inquiets de deux jeunes femmes, en haut et à gauche, au bébé endormi, en bas et à droite. C'est aussi la direction d'un rai de lumière laissant la majeure partie de la pièce dans l'obscurité. Il y a, dans cette oeuvre exceptionnelle, des sentiments de tendresse et d'inquiétude mêlées qui appartiennent à un univers radicalement différent de celui, lubrique et voulu par le commanditaire, de la trop fameuse Escarpolette de la Fondation Wallace qui, heureusement, n'est pas venue à Paris. Non, décidément, Fragonard n'était pas celui que l'exposition du musée du Luxembourg voudrait nous faire croire.
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