L'émotion de la peur, explicable par un danger réel, ne pèse rien dans notre esprit par rapport au sentiment insidieux de la peur qui nous hante. Peur de notre folie, peur de tout ce qui est inconnu, l'inconnu suprême et universel restant la mort... « La vraie peur, c'est comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois », écrivait Maupassant. Certes la science a débarrassé notre conscience d'une bonne part des peurs superstitieuses et, ainsi, a indirectement désenchanté le monde. Mais l'homme a toujours peur du néant, mais aussi de lui-même. De ce dont il est capable en sa puissance de destruction, de ses fantasmes, de sa démence mortifère, de cet inconnu en lui qu'il projette sur la réalité.
Enfin, quand bien même serait-il vraiment athée, rationaliste, parfois des séquelles de pensée magique lui intiment secrètement l'ordre de rester craintif, comme pour conjurer les forces négatives qui peuvent d'un coup le terrasser... Mais la peur, l'effroi, sentiments pénibles, offrent une puissante inspiration au peintre. Surtout s'il appartient à ce mouvement artistique qui accorda tant de place à l'irrationnel, à l'imaginaire, au fantastique, au mystère, au pathétique, à la mythologie nordique, au satanisme, à la folie : le romantisme.
Jusqu'au 28 février de l'année prochaine, le séduisant Musée de la vie romantique nous offre une exposition sélectionnant plus de cent tableaux, dessins ou sculptures, présentant quelques formes françaises du romantisme fantastique : Visages de l'effroi, violence et fantastique de David à Delacroix. Il est bien dommage que les lieux, exigus, contraignent les visiteurs à se gêner, l'accrochage à poser problème et certaines oeuvres à rester dans la pénombre, car l'exposition vaut largement le détour.
La picturalité ravit d'emblée : cet ardent chromatisme, ces contrastes saisissants d'ombre et de lumière, cette facture ample et vive ne nuisent jamais à la précision, à la justesse du dessin. Aussi le visiteur est-il emporté dans un monde visionnaire, où il croisera les thèmes dramatiques d'une littérature inspirée (Dante, Shakespeare, Goethe, Scott) et les objets de peur cités plus haut : le surnaturel, la folie, l'au-delà et, bien sûr, la violence extrême dont l'homme est capable. Voici, par exemple, cette peintures inoubliable de Léon Cogniet, Scène du massacre des innocents... En fait, on ne voit rien du massacre. Il y a juste cette mère, blottie dans une encoignure, serrant de toutes ses forces son enfant contre elle. Et cette mère, les prunelles dilatées d'effroi, nous fixe comme si nous étions les assassins ! Ou bien comme si elle avait découvert ce qui, en certains êtres, est capable de cette fureur destructrice... La peinture qui fut choisie pour l'affiche de l'exposition, aussi fascinante, montre une jeune fille terrorisée, vêtue d'une combinaison blanche tachée de sang et recroquevillée dans la noirceur d'une grande cheminée. Craint-elle une agression réelle ou est-elle en butte à d'horribles hallucinations ? Le titre de cette peinture d'Émile Signol nous renseigne sans nous rassurer davantage : La Folie de la fiancée de Lammermoor. Terreurs dans la folie et folies de l'angoisse. Le titre nous renvoie, comme c'est souvent le cas, à une référence littéraire, et cette fois à un roman de Walter Scott... Les peintres David, Girodet, Delacroix, Préault, Isabey, Amiel, Boulanger, Hennequin, Géricault, Daumier, etc. nous invitent à sublimer nos peurs, en portant le fantasme anxiogène au niveau de la vision emblématique, achétypale.
Si le néoclassicisme pictural de la fin du XVIIIe siècle théâtralisait en emphatiques tragédies l'histoire antique et la mort du héros, respectant les convenances, ordonnant les postures, la peinture romantique, elle, explore de nouveaux territoires intérieurs, mais réagit également aux concrètes horreurs historiques qui, de la Terreur révolutionnaire aux guerres napoléoniennes, sont venues frapper les imaginations. Sans compter, comme le rappelle un texte de présentation, que « sous la Restauration, l'émergence de la grande presse diffuse largement les faits divers sanglants qui deviennent des sujets d'actualité pour les artistes ». Ainsi, pour exprimer cette violence, cet effroi, la peinture romantique s'affranchit-elle, par un premier réalisme documentaire, des normes contraignantes du Beau idéal. La laideur, le prosaïsme, le fait divers peuvent donc trouver une expression picturale, mais à la condition qu'une idée s'en dégage, qu'une intuition lyrique trouve sa voie. Alors le réalisme se transcende en romantisme. Précurseur, David peint la mort de Marat à la fois dans un sanglant réalisme et dans l'inspiration poétique du sommeil éternel. Le naufrage d'une frégate de la marine royale, en 1816, et l'atroce condition des survivants sur un radeau de fortune deviennent, sous le pinceau romantique de Géricault, une allégorie de la condition humaine prise entre une matérialité mortifère et l'horizon de l'espérance : sublime Radeau de la Méduse ! Mais il ne faut pas cacher la répugnance des chairs en décomposition et la peur de ceux qui entrevoient une fin horrible sur ces planches disjointes et pourries...
On sait que Hegel distinguait trois âges pour l'art, trois moments dialectiques. Dans le dernier, l'âge romantique, l'esprit se souvient qu'il est subjectivité infinie et l'artiste prend conscience de l'impossibilité de cristalliser cet infini. Sans doute, au-delà de la peur et de ses causes historiques, réelles ou fantasmatiques, la terreur que dévoile la peinture romantique participe-t-elle de cette vertigineuse sensation de la nuit et du néant infini.
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