Dans le mode de gravure dit « manière noire », en creusant d'abord et entièrement la plaque de cuivre de points uniformes, au moyen d'un outil appelé « berceau », on instaure avant tout le noir. Puis, en rétablissant par endroits le poli de la plaque avec un grattoir et un brunissoir, le graveur fait progressivement naître des formes plus ou moins blanches. Ainsi, voilà des apparitions surgies du noir tout-puissant, de la nuit matricielle...
« Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n'éveille aucune sensualité. Il est agent de l'esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme », dit Odilon Redon. Et cette citation est extraite de l'exposition Fantastique ! L'Estampe visionnaire : de Goya à Redon (au Musée du Petit Palais, jusqu'au 17 janvier 2016). Mais le noir, c'est-à-dire la nuit, l'ombre, l'obscur, n'est pas le seul lien entre les techniques de l'estampe et le genre du fantastique. Avec l'extrême finesse que rend possible l'eau-forte, le dessinateur graveur est tenté par la diablerie du détail, l'enchevêtrement des lignes, l'hypercomplexité ou le biscornu, bien plus inquiétants, on s'en doute, que les formes simples et arrondies... Et, sans aller jusqu'à prétendre que le fantastique est entièrement fait pour l'estampe (la Tentation de Saint Antoine de Brueghel l'Ancien est une peinture du genre fantastique, et l'on citerait bien d'autres exemples) ou, à l'inverse, que l'estampe tend vers le fantastique comme vers son idéal, il semblerait, au regard du nombre et de la qualité des oeuvres montrées dans cette exposition, que son titre, L'Estampe visionnaire, procède quelque peu de la redondance... Les 170 gravures fantastiques - oeuvres conservées au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France - signées de Goya, Bresdin, Meryon, Piranèse, Rambert, Doré, Roux, Klinger, Boulanger, Rops, Delacroix, Grandville, Ensor, Redon, etc. ne semblent pouvoir supporter ni le fondu des pinceaux ni le passage à la couleur. « L'art du noir et blanc est, par la distance qu'il instaure avec le réel, le langage des visionnaires », affirme l'un des textes de présentation. Un peu vite sans doute.
Le fantastique, à la fois catégorie esthétique structurée par des invariants, mais aussi genre daté, historique par ses contenus, peut susciter chez le visiteur - selon qu'il retient le premier aspect, conceptuel, ou le second, référé à une époque et à une culture données - des réactions différentes, voire opposées, réactions faciles à comprendre.
Dans l'exposition Fantastique ! L'Estampe visionnaire : de Goya à Redon, l'apparition récurrente des sorcières sur leur balai, sphinges et chimères en tous genres, nuées de corbeaux sur ciel menaçant, allégories dansantes de la Mort, hiboux, chouettes et chauve-souris, peut inciter un visiteur à se dire : romantisme noir, « gothique », ce fantastique-là est obsolète, et ne provoque plus maintenant les frissons que les gens devaient ressentir à l'époque !... Et puis que d'érotisme larvé, mais aujourd'hui éventé, dans ces représentations de femmes dénudées qui se pâment d'effroi (ou de jouissance ?), sont emportées par de grimaçants démons vers les flammes de la géhenne (ou du désir ?), en un temps où le romantisme et le puritanisme avaient refoulé le libertinage du siècle précédent !
Mais un autre visiteur pourra sans doute admirer l'intemporalité de cette catégorie esthétique qui change ses figures et créatures selon les époques et les cultures, mais s'entend à conserver des invariants comme : l'effraction de la surnature dans le monde naturel, l'emprise du cauchemar et de la nuit, la mise en scène et la symbolisation d'angoisses archaïques... Et c'est bien une vidéo contemporaine d'Agnès Guillaume, ronde inquiétante, hitchcockienne et maléfique d'oiseaux noirs, qui amorce l'exposition. Par ailleurs, nous voyons aujourd'hui le genre fantastique renouvelé dans les arts plastiques et la photographie par un David Lynch, c'est un exemple, mais aussi par d'effrayants dessins que la revue Hey ! découvre régulièrement chez les épigones actuels des graveurs fantastiques d'hier. Ainsi, le noyau de folie au centre de l'esprit humain, certains fantasmes qu'on n'arrive jamais à réduire, « la fonction fabulatrice » de l'imagination, comme disait Bergson, venant compenser l'emprise de la raison, participent à l'intemporalité du genre fantastique. Puis, l'humanité reste toujours menacée par ce qu'elle ne maîtrise pas mentalement.
Dans cette riche exposition, parfois même dans certaibes oeuvres, on verra coexister un fantastique « intemporel » en quelque sorte, et un fantastique lié aux bestiaires, fantasmagories situés précisément dans le temps et l'espace. Par ailleurs l'exposition Fantastique ! L'Estampe visionnaire : de Goya à Redon est précédée par un autre fantastique, bien différent, et japonais celui-là : Kuniyoshi (1797-1861), le démon de l'estampe. Et là, comme pour contredire les propos tenus par le commissaire d'exposition sur les liens entre l'estampe, le noir et l'art visionnaire, tout est en couleurs !
Dès que nous projetons nos hantises, nos angoisses sur le monde extérieur, dès que nous traduisons nos phobies en représentations aberrantes, dès que notre raison vacille et que la nuit et le rêve la suspendent, nous voilà mûrs pour nous sentir absorbés par le fantastique. Le titre célèbre de l'oeuvre de Goya, « le sommeil de la raison engendre des monstres » peut parfaitement servir d'épigraphe à l'exposition.
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