Comment ne pas trouver Sudhir Hazareesingh sympathique ? Cet anglais né à l'Île Maurice de parents hauts fonctionnaires d'origine indienne se dit amoureux de la France, tout particulièrement de Napoléon et de Gaulle. Il vient de publier simultanément en Angleterre et en France Ce pays qui aime les idées, Histoire d'une passion française (fort bien traduit par Marie-Anne de Béru, Flammarion) dont on a beaucoup parlé. Il est professeur à Oxford, il a donc autorité, et à ce titre il propose, en 470 pages, un « catalogue passionné des spécificités de la pensée française ». Une photographie de Bernard-Henri Lévy dans les années 70, avec son célèbre décolleté, orne la couverture : c'est un peu dommage d'avoir choisi ce « dandy frivole » (c'est Hazareensingh qui le dit page 292) pour incarner la pensée française, mais passons. Ce qui est plus grave, ce sont les disproportions, les étranges lacunes et les amalgames qui pullulent dans cet ouvrage. Disproportions entre, par exemple Sébastien Mercier, cet auteur utopiste obscur du XVIIIe siècle qui occupe plusieurs pages et Gilles Deleuze ou Claude Lefort, philosophes essentiels du XXe siècle qui n'ont droit qu'à une brève mention d'une ligne. Bizarres lacunes : Emmanuel Lévinas n'existe pas pour notre auteur, pas plus que Georges Dumézil ou François Jacob et Jacques Monod, j'en passe...
Mais c'est dans les amalgames qu'il y a surtout lieu de s'inquiéter. Sudhir Hazareensingh s'attarde longuement (et lourdement) sur les auteurs pessimistes dits déclinistes, de Cioran à Nicolas Baverez, à la mode en France. Dans le chapitre intitulé « La tentation du repli », il va jusqu'à mettre sur le même plan les noms d'Eric Zemmour et d'Alain Finkielkraut, ce dernier étant traité avec une particulière sévérité (il écrirait « le même livre à intervalles réguliers »), mais tous deux étant censés être sur une ligne identique. C'est là que cela ne va plus du tout : d'une part parce que le journaliste médiatique et l'écrivain n'ont évidemment pas la même envergure intellectuelle, et d'autre part parce que Finkielkraut s'est vigoureusement démarqué de Zemmour. Ce dernier a en particulier crédité le régime de Vichy d'avoir sauvé un maximum de Juifs français en livrant aux nazis un maximum de Juifs étrangers. Ce curieux exemple de la « préférence nationale » défendue par Zemmour fait bondir Finkielkraut : « Vichy ne renvoyait pas des étrangers chez eux, il déportait des hôtes vers les camps de la mort, c'était violer le principe premier de toute civilisation. Zemmour aurait dû lire et méditer ces lignes écrites par Jacques Maritain en 1942. » Suit une belle citation que M. Zemmour ignore sans doute... mais tout comme Hazareesingh qui ne mentionne pas une seule fois le nom de Maritain dans son livre (pas plus d'ailleurs que celui d'Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit...)
Je demande que l'on cesse de mettre l'important penseur qu'est Alain Finkielkraut dans le même sac que des publicistes s'acharnant aujourd'hui à démontrer le déclin de la France, même s'il lui est arrivé de se tromper dans certains domaines, par exemple en refusant de voir que la bande dessinée est devenue un art à part entière. D'ailleurs, à propos d'art contemporain, il n'a pas tort de dénoncer Paul McCarthy qui avait, en octobre 2014, installé devant la colonne Vendôme, sous l'égide de la FIAC et des joaillers de la place, une sculpture gonflable verte de 25 mètres de haut que Finkielkraut, peu familier « comme tous les ploucs » de ce « sex-toy » ou « plug anal » avait plutôt pris pour un suppositoire géant. Il n'a pas tort, dis-je, de déplorer cet épisode dérisoire de l'histoire de l'art contemporain : « Il a fallu pour que cet objet indéterminé entre dans la sphère de l'esthétique que l'art rompe ses derniers liens avec la beauté et avec la vérité. » (La seule exactitude, Stock, p. 203) Eh oui, voici que, « pour être à l'heure et ne pas rééditer les énormes bévues des contempteurs d'Olympia ou des Demoiselles d'Avignon, on se prosterne sans y regarder à deux fois devant Paul McCarthy et les produits laborieux de son infantilisme porno ». Et il n'a pas tort, enfin, de hausser les épaules devant les propos d'une ministre de la culture capable de dire à ce moment que « l'on dirait que certains soutiendraient volontiers le retour d'une définition officielle de l'art dégénéré. » Voici le pauvre Finkielkraut traité de nazi ! Décidément, pitié pour lui !
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