Tel est le titre du livre de Thierry Laurent qui vient de paraître (éditions Michel de Maule, 360 pages, 20 euros). Il n'est pas dit qu'il s'agit d'un roman, mais plutôt d'une fable « à propos d'un art contemporain où l'ambition, la démence, l'ivresse de l'argent, l'emporte sur toute considération esthétique » (selon la prière d'insérer) : de quoi ravir les ennemis de l'art contemporain, lecteurs assidus de mesdames Aude de Kerros, Christine Sourgins et Nicole Esterolle, spécialistes attitrées en dénonciations indignées des turpitudes de « l'AC », comme elles disent. Mais heureusement, il ne s'agit pas d'un dossier à charge de plus : c'est de la littérature plutôt réjouissante sur un aspect de la comédie humaine, et l'auteur prend le parti d'en rire. Il imagine donc que Lucifer est revenu sur terre sous le nom de Fabulous Fab, un jeune black new-yorkais dont nous ne pouvons douter qu'il est une réincarnation de Jean-Michel Basquiat : il mourra d'une overdose d'héroïne à l'âge de 28 ans, et ce décès prématuré créera sa légende, « un génie foudroyé avant l'heure, une oeuvre importante bien qu'écourtée, sous forme d'étoiles, amas et nébuleuses que l'artiste a eu le temps de signer avant sa mort » (p. 282). Car Fabulous Fab ne fait pas de tableaux : il vend du vent sous forme de certificats de propriété d'étoiles et de galaxies entières, ce qui nous vaut d'extraordinaires et poétiques descriptions du ciel, l'auteur possédant une science cosmographique épatante.
Ne parlons pas de l'intrigue (bien ficelée) et évoquons les principaux personnages de la comédie : il y a le marchand, Giovanni Cesare Pavese, nettement inspiré de Leo Castelli, et à côté de lui le publicitaire amateur d'art et d'argent, David Nash, créateur de l'agence Nash & Nash, en qui on reconnaît donc Charles Saatchi le célèbre fondateur de l'agence Saatchi & Saatchi puis de la fondation qui porte son nom. « Pour Nash, l'art ne vaut que s'il est cher » (p. 101) et, pour Pavese « l'argent sanctifie l'art, comme l'art sanctifie l'argent » (p. 171). Les deux compères, bien appuyés par un banquier qui se prend pour un collectionneur, vont renouveler le schéma historique par lequel Castelli et Saatchi imposèrent au marché de leur temps des artistes médiocres. Nash est trustee au Solomon Guggenheim Museum comme le fut Saatchi au Métropolitan, c'est donc à partir d'une exposition au Guggenheim et d'une vente aux enchères chez Sotheby's conduite par un comparse expert en bluff, Axel van den Berg, que sera lancé Fabulous Fab avec un immense succès, au moins provisoire.
« ...l'essentiel, pour les collectionneurs, malgré leur profession de foi en faveur de l'amour de l'art, n'est pas tant de vénérer les oeuvres accrochées aux cimaises que de s'adonner au culte de leur divin nombril. La galerie d'art est un sanctuaire où les collectionneurs se recueillent dans la bulle de leur auto-adulation (...) L'art est le miroir où les happy few de la fortune planétaire se livrent à l'extase d'eux-mêmes... » (p. 127) Les pseudo collectionneurs d'aujourd'hui sont assaisonnés de la sorte tout au long du livre, ainsi que les marchands et les maisons de vente. Les critiques d'art ne sont pas oubliés, dont Thierry Laurent propose une hiérarchie : au bas de l'échelle, un James Gregory au service du système, mais « poète exalté ». Le vieux Pavese lui préfère, pour valoriser l'arnaque de la vente des étoiles, un Arthur Danto qui est « reconnu en théorisation esthétique ». Curieusement, Laurent nous donne le véritable nom d'un critique illustre récemment disparu, alors que le jargon qu'il lui prête est visiblement inspiré de Pierre Restany. D'ailleurs, à la fin, le cas historique d'Yves Klein est clairement indiqué. Celui qui avait exposé le vide chez Iris Clert aurait anticipé Fabulous Fab, notamment grâce au discours hilarant de Restany (souvenons-nous de la « synthèse perceptive » qui sanctionnait chez Klein « la quête picturale d'une émotion extatique et immédiatement communicable »). Rien de nouveau, par conséquent, depuis les années 50 : les critiques visés par Thierry Laurent pondent toujours une « glose philosophique et un jargon abscons (qui) constituent souvent le papier d'emballage d'un art destiné aux ignorants. » On s'amuse souvent de traits justes de ce genre, mais au fond, il n'y a pas de quoi rire.
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