Tout le monde connaît Le Chat, et donc Geluck en tant qu'auteur d'hilarantes bandes dessinées. Le Chat a la particularité de manier la raison de manière impeccable, mais en la poussant jusqu'à des conclusions absurdes et désopilantes. Autrement dit, la pensée du Chat, mélange de raison et de déraison, est par conséquent une « forme de savoir » comme aurait dit Michel Foucault. Cet aspect des choses, si nous le gardons bien en tête, nous permettra de ne pas nous étonner de certains aspects de la création Geluckienne. Car Geluck a d'autres cordes à son arc : c'est un homme de théâtre, de radio et de télévision, et c'est encore un peintre dont les tableaux ont notamment été révélés en mars 2012 lors de l'expo du Chat, à la galerie Petits Papiers-Sablons de Bruxelles. Le talent pictural de Geluck s'y épanouissait à partir de ses dessins du Chat. Présenté ainsi, son travail pourrait faire penser, par exemple, à Lichtenstein qui transposait des comics, mais Geluck nous fait remarquer, de manière irrésistible, que chez lui, c'est bien mieux (Le Chat n'a jamais été modeste). Il s'agit de son triptyque Justice est faite (2009) sur fonds tramés à la manière de l'américain. Le Chat nous fait face, il parle. Premier temps : « Lichtenstein a fait son beurre en pillant des comics ». Deuxième temps : « Geluck fait le sien en se pillant lui-même ». Troisième temps : « C'est plus moral et c'est aussi joli ». Geluck plaisante à peine. En tout cas, en mélangeant les emprunts à lui-même et les parodies de peintures inscrites dans l'histoire de l'art tout en faisant rire, il pose de fort sérieuses questions implicites. L'idée esthétique peut-elle résister à l'existence d'oeuvres hétérogènes ? L'attrait de l'hybride dont témoigne la démarche de cet artiste hors normes nous contraint-il à résilier une pensée unitaire du principe d'art ?
Soit deux tableaux dans lesquels Geluck dialogue avec Pollock. Dans le premier, le Chat revêtu d'un costume clair vient d'être éclaboussé par une voiture : apparaît alors sur lui une impeccable composition en noir et blanc du maître de l'expressionnisme abstrait. Dans le second, le Chat se propose d'introduire dans une machine à laver, non pas un pantalon taché, mais un Pollock de bonne facture que l'on identifie à ses meilleures oeuvres de la fin des années 40.
Si l'hétérogène est défini comme composé d'éléments de nature différente, sans unité, nous n'y sommes pas, car ces deux tableaux affectueusement dédiés à « ce fumier de Pollock » présentent une unité : l'unité picturale. C'est encore plus vrai avec Toujours à la tâche (2009), magnifique Pollock apparent de la grande époque. Mais l'image que « voile » le lacis de peinture jetée à la manière pollockienne (une photo de Geluck en plein dripping en témoigne) est un Chat sentencieux déclarant que « Ma femme aurait préféré que nous rendions hommage à Mondrian plutôt qu'à Pollock ». Toujours l'autodérision de Geluck à travers Le Chat et le peintre admiré. Geluck pourrait bien être ainsi l'initiateur d'une formule artistique hybride. Le Robert nous indique que le latin classique ibrida (« bâtard », « de sang mêlé ») est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hubris (« excès »). Le mot hybride désignerait donc un état de l'art où l'on sort d'un ordre pour entrer dans un autre grâce à une action d'augmentation ou de transformation de la nature des choses : on quitte le terrain de la génération pour entrer dans celui de la création. Le belge Geluck, après le flamand Jérome Bosch, nous démontre que le mélange est une propriété de l'art comme elle l'est de l'hybride. Certes, Geluck utilise des matériaux hétérogènes venus de deux mondes, celui de la BD et celui de la peinture, mais pour parvenir à une réalité nouvelle, en l'occurrence une oeuvre d'art hybride.
Dans certaines oeuvres, Geluck n'imite pas un peintre comme il le fait si bien dans le cas de Pollock : il introduit par collage la reproduction d'un tableau célèbre, l'un des Nus bleus-papier découpé- de Matisse (Maître achat, 2009), ou L'Origine du monde par exemple. L'audace de Courbet, on le sait, était d'avoir, en termes d'argot, détaillé la touffe de son modèle. On ne voit pas ce détail anatomique chez Geluck, mais exactement à sa place la chevelure d'un petit bonhomme que le Chat conduit devant le chef-d'oeuvre du musée d'Orsay (L'homme à la touffe, 2011), exemple remarquable d'hybridation artistique (à se tordre de rire par surcroît), exercice dans lequel Geluck n'a décidément pas son pareil. Bref, la complicité du Chat avec l'histoire de l'art témoigne tout simplement de la passion de Geluck pour la peinture. On visitera à sa suite à la galerie Anne-Marie et Roland Pallade de Lyon, à partir du 12 décembre, son musée imaginaire où figurent encore Munch, Pérugin, ou le sculpteur César outre les remarquables hybridations de nature à faire vaciller les certitudes de ceux qui croient savoir ce qu'est l'art. L'histoire des relations tumultueuses entre l'art et son concept continue sous nos yeux, et c'est du fait de cet humoriste génial. Aux dernières nouvelles, Le Chat explique l'art aux jeunes : « voilà ce qui t'arrivera si tu continues à te ronger les ongles » dit-il à un gamin devant la Vénus de Milo. Imparable, non ?
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