Quelle raison incite Jep Gambardella (interprété magistralement par Toni Servillo), 65 ans, un écrivain lucide pourtant, un journaliste culturel raffiné, érudit, à hanter ainsi les fêtes tapageuses et vulgaires d'une bourgeoisie romaine de parvenus, frottés de berlusconisme ? À promener son sourire désabusé de mondain sur les pires excentricités de cette faune décadente, à se prêter à toutes ces vaines réjouissances, alors qu'il avoue lui-même n'y percevoir que du néant ?... Est-ce seulement pour assister en professionnel à des performances d'art contemporain douteuses qui, ça et là, servent d'alibis culturels à des béotiens fêtards ? Est-ce pour alléger cet ennui qui le plombe depuis qu'il n'a plus écrit d'autres romans ? Est-ce l'attente confuse d'une rencontre, pouvant démentir cette phrase prononcée une fois : « Je cherchais la grande beauté, mais je ne l'ai pas trouvée » ? Est-ce encore parce que dans toute fête, si triviale soit-elle, advient toujours, même brièvement, un temps suspendu, originel, un temps du Mythe ? Ou est-ce simplement parce que ce noctambule, purifiant ainsi son esprit confus, grisé, se promène rituellement à l'aube le long du Tibre, contemplant la Ville musée qu'un ciel pur colore de reflets sublimes, mordorés ?
On peut, même huit mois après sa sortie, être enclin à revoir La Grande Bellezza car les questions nombreuses, et pas seulement psychologiques, qui s'y pressent ne furent point résolues. De plus, la réflexion esthétique qui intelligemment se compose là, reste, en dépit des apparences, toujours d'actualité. Enfin et surtout ce film, par ses images, sa mise en scène ingénieuse et ses musiques rares, a jeté un charme sur le spectateur, qui n'a pu s'en divertir... Cette oeuvre cinématographique de Paolo Sorrentino confronte un esthète à ce que pourrait être, aujourd'hui et en Occident, la grande beauté. Par opposition bien sûr, aux « petites beautés », au kitsch, aux beautés factices, éphémères, relatives, qui toutes ont en commun de ne recéler aucun enjeu existentiel.
On a injustement reproché à ce film, largement récompensé par ailleurs, de manquer de scénario. Quête à la fois esthétique et spirituelle, il ne peut en avoir. Ses défauts se situent ailleurs : nets emprunts à Fellini (Roma, Huit et demi, Dolce Vita), à ses images, thèmes, voire à son mode d'exposition foisonnant, tentation de la grandiloquence, abus des travellings avant rapides. Mais ces défauts ne pèsent guère, comparés à l'audace d'une pareille interrogation esthétique à l'aube du XXIème siècle : où la beauté demeure-t-elle encore ?
La beauté, définitivement valeur du passé, n'émane plus que des somptueuses résidences princières, des palais magnifiques de la Renaissance et des statues antiques, devant lesquels Jep Gambardella se laisse photographier... Non, la beauté reste présente, charnelle, féminine, et Jep se satisfait de contempler simplement, sans aller plus loin, le corps splendide d'une de ses conquêtes, voluptueusement allongée, ou de tendrement saluer la comédienne Fanny Ardant, silhouette fantomatique passant dans la ville assoupie... Pas du tout ! La beauté se cache encore et toujours dans la Nature, si puissante et mystérieuse : éblouissement de Jep devant tous ces flamants roses, rassemblés en silence sur une terrasse, avant le grand envol vers le sud... Ce n'est pas ça : en fait, la beauté n'est point apparence mais intériorité, comme la grandeur d'âme de cette naine (sa rédactrice en chef !) qui, seule, paraît pouvoir le bouleverser par sa gentillesse et sa générosité ; ou mieux, comme la charité sublime de cette bonne soeur de 104 ans, sorte de mère Teresa sacrificielle, se nourrissant de racines, car (double sens de la phrase), dit-elle, « les racines sont importantes ».
On l'aura compris, toutes ces occurrences de la Beauté surgissent comme autant de séquences dans le film. Ce qui les définit comme moments réflexifs est la quête spirituelle avouée du héros, qui à la fois se sent vieux, mais encore jeune par les interrogations inquiètes qu'il formule ici et là : notamment à ce prélat qui s'intéresse moins à la spiritualité qu'à ses... recettes de cuisine ! En dépit de la satire sociale et du grotesque de maintes situations (séquence du chirurgien esthétique mondain, de la performeuse ignare et emphatique, etc.), la gravité du film perdure (il y a déjà le choix de musiques à connotations mystique : Gorecki, Pårt, etc.) par la gravité d'une attente que l'on redoute vaine, d'une interrogation que l'on craint sans réponse. Et l'on peut quitter La Grande Bellezza avec le sentiment que c'est fini, la Beauté a pour toujours quitté notre civilisation par trop matérialiste, prosaïque, régressant vers une barbarie technicienne ...
Mais à la deuxième vision du film, il restera surtout, parabole confidentielle, la lente déambulation contemplative de Gambardella... Et l'on s'avise qu'il était inadéquat de chercher la Beauté à l'extérieur du sujet. Elle existe encore dans le regard - plus exactement dans l'attitude ouverte, enfantine, promeneuse, étonnée, méditative, désintéressée - bien plus que dans la chose regardée. La Grande Bellezza attend toujours cette attitude, ce regard.
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