On peut, à la longue et parfois, se lasser de cette tendance de l'art contemporain - initiée par l'aristocratisme intellectuel et ludique duchampien (l'artiste ne doit plus être - dixit le Maître - un « artisan supérieur ») -, qui consiste à mépriser souverainement le faire au profit de l'idée, de l'attitude, de l'expérience... Quand il y a encore oeuvre (et non juste un programme ou un protocole), d'autres, des ouvriers, la fabriqueront. Voilà ! Et pendant ce temps, l'on communiquera efficacement, à coups de scandales savamment dosés ou de textes amphigouriques, pour hausser la cote de bidules « high-tech » évidemment géniaux.
Les pauvres créateurs dont nous allons parler ont encore cette incroyable « bêtise » de travailler dur, humblement accepter le statut d'artisan, enfin ne pas communiquer, ni même vendre ! Ils travaillent tellement, jusqu'à s'abimer les yeux ou pâtir de divers maux pour certains, qu'ils nous rappellent la condition si dure et laborieuse des graveurs d'antan, et l'étymologie cruelle du mot « travail » (le trepalium était un instrument de torture). Ces artisans obscurs, d'un genre singulier on va le voir, ne furent extraits de l'anonymat, temporairement d'ailleurs, que par des psychiatres esthètes, quelques collectionneurs, et de rares galeristes ou directeurs de revues passionnés.
Parmi ces revues, la londonienne Raw Vision, dont la Halle Saint-Pierre célèbre le 25ème anniversaire, se trouve parmi les premières ayant donné à voir une création populaire, en rapport direct avec l'art brut, défini, exalté par Jean Dubuffet. Jusqu'au mois d'août, cette grande exposition nous fait découvrir 80 artistes d'Europe, d'Amérique, d'Inde, d'Afrique, du Japon, tous dans la ligne éditoriale de Raw Vision. Les deux commissaires d'exposition, Martine Luzardy et John Maizels, ont su réunir des peintures, dessins, objets hallucinants, sublimes, cauchemardesques, insensés qui enracinent et amplifient les découvertes de l'autre revue, française celle-là et plus récente, Hey ! (deux admirables expositions, déjà, toujours ici), et confirment la Halle Saint-Pierre comme une scène alternative où se joue un drame de la création n'ayant plus rien à voir avec les logiques actuelles de la production et du marché.
Nick Blinko, John Danczyszak, Peter Kapeller, Chris Hipkiss, Vonn Ströpp, Johann Garber, Joe Coleman, Pushpa Kumari, pratiquement inconnus, s'échinent sur leurs feuilles comme des malades, qu'ils sont pour la plupart. Et c'est la même chose pour les créateurs d'objets ahurissants, insolites et coûteux en mois de travail, comme André Robillard, Tom Duncan, Gregory Warmack. La signification de ce labeur titanesque est multiple... Beaucoup d'entre ces galériens de la création, absorbés, aspirés par l'oeuvre vorace, jouissent alors d'un complet oubli de soi. D'autres payent là un prix élevé pour la rédemption de fautes imaginaires. D'autres encore, se vivant comme des mediums (on connaît peut-être le cas étonnant d'Augustin Lesage), obéissent à de pointilleuses injonctions. Certains se sentent appelés pour des missions impossibles, comme par exemple sculpter le bout d'une mine de crayon, ou transformer des allumettes et cure-dents en totems ! Il suffit de lire, sur les cartels, quelques éléments biographiques à propos de ces « irréguliers de l'art » pour comprendre que des traumatismes, diverses psychoses, quelques solides perversions, de graves névroses, des situations d'isolement ou de persécution ont dramatisé à outrance ce Faire, hautement véridique, exigeant et nécessaire. André Breton, qui fut l'un des premiers à se passionner pour l' « art des fous » écrivait déjà ceci : « Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à tous profits comme à toutes vanités, en dépit de ce qu'ils présentent individuellement de pathétique, sont ici les garants de l'authenticité totale qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jour en jour de plus en plus altérés ».
Les commissaires d'exposition parlent ici de « créations héroïques », l'expression est juste. Elle renvoie à toutes les angoisses primordiales et les impulsions destructrices que ces « art outsiders » (autre dénomination qu'on a bricolée pour eux) ont, dans le désert volcanique de leur solitude, affrontées. Perdant la notion même du temps, cloîtrés dans un monologue interminable, entre le miroir grossissant de leur oeuvre et leur inconscient, contraints à exorciser, par une plume analytique et minutieuse, les démons qui les possèdent, ils furent conduits à donner au travail artistique une valeur infinie. Et c'est finalement une chance qu'ils puissent demeurer dans leur île sauvage, sans être encore vraiment colonisés...
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