Voici deux spectacles, l'un mettant en jeu les passions du comédien, l'autre les exigences des personnages. S'ils sont loin de se situer au même niveau, ces spectacles ont ceci de commun qu'ils expriment la même fascination pour la scène, et les rêves auxquels elle donne vie.
Comme l'écrivait Virgile dans l'Énéide, « qu'un seul vous apprenne à les connaître tous » (« ab uno disce omnes »). Ainsi, l'histoire racontée d'un comédien peut nous aider à mieux comprendre ce qui motive les autres... Soit Une vie d'acteur de Tanguy Viel - dont une représentation professionnelle fut proposée il y a quelques semaines, et s'inscrivant dans un projet d'itinérance -, dans la mise en scène d'Émilie Capliez : pour les spectateurs, plus que le parcours d'acteur de Pierre Maillet (interprète unique de la pièce), il s'agit d'une approche éclairante de ces engouements et passions qui conduisent un être à devenir comédien... D'abord il y a une révélation précoce. À l'âge de onze ans, dans une ville de province, le petit Pierre découvre le film Tootsie, dans lequel Dustin Hoffman est cet acteur (Michael Dorsey) qui décide de se créer une nouvelle personnalité en devenant Dorothy Michaels, une femme charismatique. Quoi, par le jeu, le paraître, le déguisement, on peut changer d'ego, voire de sexe ? Mais c'est extraordinaire ! Oui, Pierre Maillet sera donc acteur. Ensuite monte cette passion du cinéphile adolescent, qui se délecte des grands rôles joués par de charismatiques comédiens dans des films inoubliables. Comme alors la Fiction va prolonger et enrichir un quotidien sans relief, et ces belles figures de l'écran effacer le prosaïsme de l'entourage ! Enfin, il y a cette conviction enthousiasmante que le monde du cinéma ou du théâtre - c'est valable pour un spectateur passionné ou, encore mieux, un acteur - nous ouvre à une vie plus ample, plus intense. Et voilà comment Pierre Maillet est devenu ce comédien qui joue son propre rôle dans la pièce de Tanguy Viel, sorte de biographie exemplaire... Sur la scène, des rangées de chaises comme pour symboliser les spectateurs, mais aussi les différents rôles à interpréter. Et Pierre Maillet raconte, change de tons, d'attitudes, il se livre à d'étonnants exercices de mémoire. Il évoque et surtout il s'amuse. Il joue... Ah, cette notion de Jeu, qu'elle est riche de sens ! C'est bien sûr, comme l'art, une activité n'ayant en principe pas d'autre fin qu'elle-même. Mais aussi un divertissement qui obéit à certaines règles, parfois complexes. C'est encore le monde du semblant et du simulacre, où s'exprimait l'enfance. C'est un espace de liberté entre des contraintes. Et d'autres sens encore... Bien entendu Une vie d'acteur n'est pas un spectacle qui vous apprend ce métier, ou théorise dessus. Voyons-le plutôt comme une invitation sincère, sans afféterie, à partager la passion de toute une vie, dont on conçoit facilement combien l'impossiblité actuelle de la porter peut à la longue être douloureuse.
La pièce Six personnages en quête d'auteur (1921) de Luigi Pirandello inaugurait son audacieuse trilogie du « théâtre dans le théâtre ». Par une position à la fois réflexive et critique, Pirandello mettait en scène le désir et à la fois le refus pour des « personnages », rendus à une vie incomplète, d'une médiation théâtrale. Espérant une incarnation pour sortir des limbes, mais repoussant l'aliénation possible quand on est interprété par d'autres, ces personnages interrogent finalement le public sur les rôles et les emplois au théâtre, sur les rapports complexes entre le personnage et l'auteur (on peut penser à Alceste ou Arnolphe et Molière), le personnage et le comédien (comment le premier peut posséder second...), le personnage et l'homme réel, qui parfois veut l'imiter. Cette pièce complexe, troublante, moderne par sa structure en abyme, tend plus à brouiller, voire mettre à mal les repères de l'identité qu'à établir ou prouver quoi que ce soit. Dans sa passionnante série «Théâtre à la table », disponible sur YouTube, La Comédie-Française nous a offert une lecture à « l'allemande » (les comédiens disent le texte sans totalement le jouer, mais en se déplaçant et en respectant une mise en scène) du drame de Luigi Pirandello. La direction artistique était assurée par Marina Hands, et l'éclairage par Bertrand Couderc. Cette réalisation de Clément Gaubert nous a redonné le plaisir (rare en ces temps de manque) d'apprécier à nouveau le talent de Thierry Hancisse (le Père), de Géraldine Martineau (le Grand Premier Rôle féminin), d'Anne Kessler (le Directeur-chef de troupe) pour ne citer qu'elles et lui, et d'éprouver un léger vertige à cette répétition d'une... répétition, le statut de « réalité » des premiers moments de la pièce devenant presque indécidable. Bien sûr, on peut se satisfaire du drame familial ici exprimé, suffisamment pathétique pour que les « comédiens », et peut-être les spectateurs, oublient qu'il s'agit là d'une fiction créée par un auteur : après tout, Pirandello était aussi un novelliste à la veine réaliste. Mais grande sera aussi la tentation de fouiller dans Six personnages en quête d'auteur comme dans un brouillon de notes rédigées par Pirandello. Des notes géniales à propos du créateur et de ses créatures, de la vérité et de la réalité, du personnage en tant qu'essence ou existence... Dernière question, ironique : à quel personnage au fond voulons-nous jouer, qui n'est jamais totalement satisfait de notre interprétation ?
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