En ces temps récents de confinement, l'une des meilleures choses à faire était d'ouvrir des livres abandonnés depuis des décennies. C'est ainsi que, relisant La Force de l'âge, je suis tombé sur le passage où Simone de Beauvoir raconte sa première visite au Prado vers 1928 en compagnie du jeune Jean-Paul Sartre, 23 ans. Elle restait volontiers plantée devant les toiles du Titien. « Sur ce point, Sartre fut tout de suite radical : il s'en détournait avec dégoût ». Elle lui fit remarquer « que c'était quand même fameusement bien peint » et lui, définitif, répondait : « et après ? Titien, c'est de l'Opéra » (page 92) Beauvoir précise, alors qu'elle écrit en en 1960, que Sartre ne devait jamais renier son aversion pour Titien. Il y a là un mystère. Le jeune philosophe athée déjà très hostile à tout ordre moral pouvait en effet ne pas supporter la pompe grandiose du portrait équestre de Charles Quint de 1548. Il pouvait aussi juger mièvre et naïve la Trinité de 1554. Mais pourquoi se détourner avec dégoût de l'extraordinaire Danaé de 1576, chef d'oeuvre du vieux maître caressant délicatement le corps d'une femme nue avec une ferveur érotique jamais vue avant lui ?
La solution est à rechercher du côté du Tintoret, concurrent et successeur du Titien à Venise. Ce n'est pas par hasard que Sartre se rendit régulièrement à Venise toute sa vie, installé avec Simone à la Casa Frollo, une pension sur la Giudecca, aujourd'hui disparue, pour voir et revoir les Tintoret. Particulièrement le Miracle de l'Esclave à l'Accademia, la toile qu'il a placée au centre de son texte, Le Séquestré de Venise. Il oppose ce tableau à la méthode du Titien : Pour représenter les figures célestes, « ce vieux faux-jeton excelle à peindre l'Ordre moral, il truque la perspective et falsifie les poids ». Chez Tintoret, c'est le contraire, les personnages venus du ciel sont dotés d'une « formidable matérialité ». Un saint soumis aux lois de la pesanteur ! C'est cela qui explique le scandale déclenché par le tableau en 1548, alors déclaré « laid ». D'où la fameuse définition sartrienne : « la laideur n'est pas la pure apparence sensible du désordre : c'est celle de l'ordre, au contraire, en tant qu'il est rongé par un désordre plus ou moins caché. » Plus loin, Sartre élargit sa réflexion et révèle sa conception de l'art. « Quant à la Beauté, ceux qui peuvent y penser en travaillant, je les classe, si téméraires qu'ils se prétendent, parmi les esprits académiques. La Beauté ne dit rien, ne commande rien, ne défend ni n'autorise rien : la Grande Muette ». Et encore un peu plus loin, on trouve la clef de la position esthétique sartrienne : « Allez donc, après cela, prendre les conseils du bon goût : c'est le mauvais goût qui fait les grands artistes. »
Disons plutôt, le mauvais goût selon les contemporains. D'où la manière dont Sartre s'est approché passionnément de Giacometti, celui qui, bien avant d'être reconnu sur le tard, avait été capable de « craqueler le vernis des préjugés, la surface neutralisante des idéologies de l'Art. » D'où sa façon de répondre à la question de savoir s'il n'attache pas autant d'importance au comportement de l'artiste qu'à son oeuvre. « L'essentiel pour moi est que la vie de l'art marque toujours un passage de l'individu détotalisé à l'oeuvre comme totalisation : c'est là son mouvement perpétuel : le détotalisé, qui est la personne, se retotalise en retotalisant un objet. » D'où son amicale sollicitude pour Paul Rebeyrolle (qui dénonçait la torture dans les régimes de dictature) et Maurice Matieu (le peintre de l'enterrement de Pierre Overney dont le comportement politique était indissociable de l'oeuvre). Ajoutons que Sartre, qui pouvait être cruel avec Le Titien, avait aussi bon coeur. Sollicité par la soeur cadette de Simone de Beauvoir, qui était peintre et qui lui demandait une préface, il ne sut pas dire non. On devine que l'aimable peinture de la dame n'était pas du genre à l'intéresser. D'où cette réjouissante pirouette en conclusion qui est une véritable leçon pour les critiques d'art en mal d'inspiration à propos d'un artiste dont ils n'ont rien à dire : « Chez Hélène de Beauvoir les couleurs et les formes sont l'envers d'une absence : celle du monde qu'elle fait exister en ne le représentant pas. » Magnifique exercice de phénoménologie appliquée, n'est-ce pas ? Je fais référence au numéro 24-25 de la revue Obliques : « Sartre et les arts » dirigé par Michel Sicard : c'est là que Le Séquestré de Venise, texte posthume, fut publié en 1981, un an après la mort de Sartre qui ne le considérait pas comme achevé. Un texte qui, en l'état, était discutable et génial.
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