Le passionnant documentaire d'Antoine Vitkine diffusé le 13 avril sur France 5 a relancé l'intérêt du public pour ce tableau attribué à Léonard de Vinci par Christie's et vendu le 15 novembre 2017 pour la somme désormais fameuse de 450 millions de dollars, record absolu de tous les temps, au prince Mohammed Ben Salmane, le sulfureux maître de l'Arabie Saoudite. L'idée générale qui s'est imposée, notamment à partir de la mise en scène de l'oeuvre par Loïc Gouzer, directeur de département chez Christie's (la proposer dans une vente d'art moderne, parmi des Rothko, Warhol et Twombly, l'illustrer par un clip façon Bill Viola montrant au ralenti des amateurs bouleversés par le Salvator...), l'idée c'est que Ben Salmane, richissime mais inculte en matière de peinture, a acquis une simple production de l'atelier de Vinci, à laquelle le maître a sans doute mis la main, mais pas plus. Un seul expert de renom avait considéré qu'il s'agissait d'un « vrai » Vinci : Martin Kemp, ce qui avait paru suffisant à Luke Syson, responsable d'une grande exposition Vinci à la National Gallery, de le présenter comme le « lost Leonardo ». Aujourd'hui, Martin Kemp s'est rétracté, et les experts qui n'y croyaient pas ont dû sourire...
Mais l'histoire ne s'arrête pas là : il restait une possibilité pour le prince de faire authentifier son achat : la grande exposition Léonard de Vinci du Louvre (octobre 2019-février 2020) qui allait attirer un million de visiteurs. Ben Salmane a donc confié le tableau au laboratoire de recherches des musées de France, le C2RMF, dont les conclusions ont été favorables à la thèse de l'authenticité : « tous ces arguments invitent à privilégier l'idée d'une oeuvre entièrement autographe » indiqua le rapport du C2RMF. C'était une incroyable aubaine pour le prince qui exigea que son Salvator Mundi soit accroché à côté de la Joconde ! C'était impossible, non seulement parce que l'oeuvre, selon le même rapport, était « malheureusement abîmée par la mauvaise conservation du support et par d'anciennes restaurations sans doute trop brutales », mais aussi parce que la double présentation aurait été ingérable en termes de flux du public. Le président du Louvre, Jean-Luc Martinez, refusa donc poliment cette condition et le prince, furieux, renonça à l'exposer dans le plus grand musée du monde.
Les conclusions du laboratoire ne sont pas publiables, car elles portent sur une oeuvre qui n'appartient pas aux collections nationales, mais elles sont incontestables : Le New York Times et la Tribune de l'art y ont eu accès. Dès lors la position officielle du Louvre est intéressante, elle est formulée par le commissaire de l'exposition, Vincent Delieuvin, spécialiste de Vinci et déjà coauteur en mars 2012 de la magnifique exposition autour de la Sainte Anne, dans l'imposant catalogue scientifique (456 pages grand format, éditions Hazan, 35 euros). Or Vincent Delieuvin montre une extrême prudence. Il évoque la thèse de Luke Syson pour une attribution à Vinci sans réserve, mais il ne retient pas, quant à lui, la possibilité d'une oeuvre « entièrement autographe » et souligne que de nombreux experts n'ont vu qu'une oeuvre « de collaboration entre le maître et un élève, soulignant la coexistence de très belles parties, comme les boucles de cheveux et les mains, dignes de Léonard, et de détails dont la faiblesse les étonnait et dans lesquels ils avaient souvent du mal à distinguer entre repeints de restauration et intervention maladroite d'un assistant. » Le spécialiste n'ira pas plus loin. De toute façon le Salvator n'a nullement manqué à l'exposition, qui a attiré deux fois plus de monde que celle de la National Gallery si fière de montrer le lost Leonardo...
|