Gérard Garouste expose jusqu'au 19 juin ses oeuvres récentes à la galerie Templon sous le titre « correspondances ». Evidemment, compte tenu du confinement, on ne visite que sur rendez-vous, au moins jusqu'au 19 mai, mais le site de la galerie est fort bien fait, et l'on peut ainsi voir tous les tableaux, dessins et papiers sur son écran. On remarque que, dès la première ligne de sa présentation, la galerie insiste sur la date de naissance de l'artiste : 1946, et la presse reprend à l'unisson. Garouste a 75 ans, et pour les commentateurs, l'heure est au bilan d'une carrière brillante qui aboutit aujourd'hui à faire de lui, couvert d'honneurs et membre de l'académie des Beaux-Arts, une sorte de peintre officiel de la France. Il faut donc revenir à ses débuts : en 1979 il était déjà assez connu en tant que décorateur de théâtre, mais cherchait à exister en tant que peintre. Il envoya donc un dossier à la Biennale de Paris (dite « biennale des jeunes », elle avait alors un certain prestige international). Ce dossier n'avait normalement aucune chance d'être retenu car Garouste pratiquait une peinture riche de citations plus ou moins lisibles des maîtres du passé (Titien, Rubens...) alors que l'heure était aux minimalistes et aux conceptuels en tous genres. Or la commission de sélection, dont je faisais partie, en décida autrement. Je revois Bernard Lamarche-Vadel nous expliquer souverainement que les expériences de destruction radicale de la tradition étaient terminées, et qu'il fallait revenir à la peinture : Garouste serait l'homme de ce retour. La Biennale le révéla en effet, et dès l'année suivante il exposait avec succès à la galerie Durand-Dessert.
La critique voulut faire de Garouste un post-moderne à l'égal de Julian Schnabel et Francesco Clemente, mais c'était plus compliqué, ce que vit bien le regretté Pierre Cabanne qui publia un remarquable article intitulé L'ambition de faire une peinture sans époque (Le Matin, 18 septembre 1987). Oui, Gérard Garouste puisait ses sources d'inspiration à toutes les époques de l'histoire de l'art et à tous les grands textes de l'histoire de la littérature et des religions : Cervantes, Dante mais aussi Rabelais (l' « installation drolatique » La Dive Bacbuc fut présentée au musée Guggenheim de New York en 1998) et Le Talmud comme la Bible. A propos du Talmud, le peintre a déclaré récemment : « Je suis en quête de connaissance. Mais ce n'est pas la peinture qui m'intéresse. C'est la rencontre avec Marc-Alain Ouakim autour de Kafka qui me passionne et me fait peindre ! Quand j'ai commencé à discuter avec lui, je ne connaissais pas le Talmud (...) Je peins, en plus mal, comme on peignait au XVIIIe siècle…» Une peinture sans époque donc, qui aujourd'hui se propose simplement de « poser des questions » après un parcours fort riche qui s'étend sur plusieurs décennies. Arrêtons-nous sur son évolution à partir de ses images issues de la tradition chrétienne.
La première date de 1983 : c'est un grand tableau de 200 x 300 cm représentant Sainte Thérèse d'Avila. L'artiste s'est clairement inspiré de l'une des versions de Rubens sur le même thème, sans doute celle du musée Boijmans van Beumingen de Rotterdam. Devant la sainte, comme chez Rubens, un petit autel avec un crucifix doré et un livre saint ouvert. Elle a les yeux mi-clos et sa gestuelle ne laisse pas de doute : elle a une vision, celle dite de la Colombe. Garouste s'écarte certes de son modèle, il ne figure pas exactement la colombe. Mais il reste encore fidèle aux critères de la Tradition. Passons maintenant à l'exposition en cours : on y trouve un Pont-Neuf de fantaisie, avec sa fontaine monumentale dite la Samaritaine, aujourd'hui disparue. Puisque l'artiste joue avec les correspondances, il faut aller aussitôt à sa Samaritaine et Jésus (2020, 200 x 160 cm, huile sur toile). Pas de décor : sur fond abstrait neutre, les deux protagonistes ne viennent pas d'un maître du passé, mais de la réflexion de Garouste à partir du chapitre 4 de l'Evangile selon Saint Jean. On est loin de l'interprétation traditionnelle, par exemple celle de Jacques Stella dans un dessin du Louvre, Le Christ et la Samaritaine, dans lequel Jésus, calme et hiératique, s'adresse à une humble jeune femme. Garouste a lu le texte : le Christ vient de longuement marcher, il a envoyé ses disciples chercher à manger et il les attend près du puits. Il a chaud : le soleil est au midi. Il est devenu un pauvre type torturé par la soif qui supplie celle qui a les moyens de tirer de l'eau : « donne-moi à boire ». Mais elle ne lui en donne pas : cette belle brune richement vêtue le toise de manière cinglante au contraire : « Comment ? Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi une Samaritaine ? » C'est cet instant terrible que peint Gérard Garouste de manière quasi-caricaturale. Tel est le nouveau Garouste, éxégète des grands textes qu'il fait parler à travers une peinture qui a conquis une totale liberté. Une mutation à constater par tous les moyens.
viewingroom.templon.com
|