La collection de petits livres d'art pas chers (15,90 euros) « ça c'est de l'art » continue sa route aux éditions du Chêne. Ils sont presque toujours rédigés par la plume alerte de Hayley Edwards-Dujardin, et cet Impressionnisme ne manque pas aux habitudes. Il est dit en quatrième de couverture que cette historienne de l'art et de la mode « nous livre une lecture novatrice de l'art : légère, riche en anecdotes, distillant une érudition mesurée ». C'est tout à fait juste : l'auteure a fait l'école du Louvre et elle a dû trier dans ce qu'on lui a dit sur l'Impressionnisme : en tout cas, le maître que j'écoutais avec admiration dans cette école prestigieuse il y a fort longtemps, Maurice Sérullaz, semble bien oublié, ainsi que son « Encyclopédie de l'Impressionnisme ». Mais foin de nostalgie, entrons donc dans la lecture légère et décomplexée de Hayley Edwards-Dujardin, avec les deux parties habituelles : les « Incontournables » et les « Inattendus ».
Coup de tonnerre avec le premier tableau « incontournable » : le Déjeuner sur l'herbe d'Edouard Manet. Bien sûr, l'auteure précise que Manet « ne se considère pas impressionniste » mais elle continue en nous assénant que « c'est au Salon de 1863 qu'a lieu le premier scandale qui lance la réputation de l'artiste ». Non madame, cent fois non. Le Déjeuner a été refusé par le jury et n'a pas été exposé au Salon. Napoléon III ayant décidé qu'il y aurait un salon spécial pour les refusés, c'est le 15 mai 1863 que le tableau de Manet a affronté dans ce cadre la rigolade de la foule inculte, moment effrayant si bien décrit par Emile Zola dans L'oeuvre (le modèle de Lantier était Manet au moins autant que Cézanne). A partir de là, il aurait été possible, et même nécessaire, de parler de la véritable place de Manet dans l'Impressionnisme, ce dont il n'est question nulle part.
En 1873 Manet est un peintre célèbre et controversé qui dialogue en atelier avec la grande peinture classique, particulièrement espagnole. C'est son amie Berthe Morizot (qui sera sa belle-soeur l'année prochaine) qui le convainc d'aller peindre sur le motif, comme Claude Monet pour qui il éprouve de l'amitié. Ce dernier avait peint la plage de Trouville à plusieurs reprises en 1870 et Manet profite d'un séjour à Berck-sur-Mer pour exécuter à sa suite sur le vif son épatant Sur la plage (Musée d'Orsay). Au cours de l'été 1874, il séjourne à Genneviliers, à côté d'Argenteuil où vit Monet et sa famille. Les peintres se voient, Renoir les rejoint, et ce seront l'aérien En bateau ou le merveilleusement libre La famille Monet au jardin, tous deux aujourd'hui au Metropolitan de New-York. Voilà, Manet a démontré en 1874 avec trois chefs-d'oeuvre (le troisième étant Argenteuil du musée de Tournai) qu'il est, s'il le veut, un grand impressionniste. Mais il ne le veut pas, et il ne sera pas présent à la première exposition impressionniste de 1874 ni à aucune des suivantes. Retourné à l'atelier, Manet peindra en 1881 L'Evasion de Rochefort (musée d'Orsay) : beau travail sur une étendue d'eau, mais en aucun cas prise sur le vif. Le tableau n'a donc pas sa place dans l'Impressionnisme comme le voudrait ce déconcertant petit ouvrage... Il me vient aussi en mémoire que Joan Mitchell, qui avait un atelier à Giverny, détestait que l'on rapproche son travail de celui de Monet. Je l'ai mise un jour dans une rage noire car j'ai commis cette impardonnable erreur lors d'un entretien télévisé. J'imagine sa tête en découvrant page 92 qu'elle fait partie, selon l'auteure, des artistes américains qui « signifient régulièrement à quel point l'art de Monet les a influencés » !
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