On le sait, le risque de minorisation avec la photographie consiste en ce qu'on en reste à ce qu'elle montre, « représente », en laissant de côté le geste, la manière, la technique, l'intention, l'interprétation du photographe. En même temps, ce qui est montré, choisi, extrait du monde, n'est pas insignifiant. Si le photographe s'installe durablement dans l'humain ou alors s'il ne s'intéresse qu'au minéral, par exemple, il va ouvrir un champ des possibles et un « espace de jeu » différents, où les « coups » faisables ont des chances d'être tout autres.
Étant aussi une librairie spécialisée dans les livres de photographies, dans les ouvrages de collection, la galerie Argentic - 43, rue Daubenton Paris 5ème - reste ouverte. Consacrée à la photographie argentique, comme son nom l'indique, et au noir et blanc, sa dernière exposition, sur Roger Schall, exhumait nostalgiquement le charme du Paris des années 30... Actuellement on peut apprécier une série de « vintages » signés de très grands noms de la photographie. On trouve de belles pièces, à des prix tout à fait abordables, qui viennent nous rappeler que le meilleur de l'histoire de la photographie reste encore, dans le noir et blanc argentique, derrière nous. Par exemple ce « Coiffeur, Rome » 1951 de Cartier-Bresson est une merveille de composition. Dans chaque carreau de la porte-fenêtre derrière laquelle le coiffeur se presse le haut de son crâne (chauve ?), apparaît la représentation de figures féminines en rapport avec la coiffure, la chevelure, en même temps que l'ensemble donne à cette boutique un air étrange. Il fallait être là pour saisir ce moment ! De même ce Doisneau intitulé « La sonnette » 1934 et montrant un jeune chenapan qui sonne à une porte avant de prendre la fuite avec ses comparses... C'est l'instantané d'un événement, d'une heure saisie dans son soleil, et d'un lieu (sans doute Paris), créant une individuation parfaite avant même les significations de l'anecdote. Toujours de Doisneau, cette rangée d'enfants photographiés de dos en train de pisser, tandis que sur la tête de l'un se tient une colombe dont la blancheur n'a d'égal que celle des bottes du marmot. On s'émerveille de toutes ces nuances de gris, blancs, noirs (pourquoi demander plus ?) en même temps que de ces minuscules événements, saisis par le photographe, qui ponctuent la vie et que notre distraction, c'est-à-dire le perpétuel torrent de nos pensées, empêche de voir. De Sanford H. Roth, « Projection room » 1950 : la belle habillée en clair marche toute fière vers la droite, et le jeune homme en sombre, tourné vers la gauche, se retourne pour l'admirer... Dans son livre Images par accident. Une histoire des surgissements photographiques (Les presses du réel, 2018), Peter Geimer insiste sur tout ce qui, dans la photographie, est le fait du hasard, de l'accident, de l'involontaire. Et l'on songe à cet instant de l'occasion opportune, à ce « kaïros », qui fait la joie du photographe.
Prévue jusqu'au 17 avril, avant que la fermeture des galeries ne rende cette date caduque, l'exposition des photographies en couleurs d'Aurore Bagarry, Roches, à la galerie Sit Down - 4, rue Sainte-Anastase Paris 3ème, est à l'opposé photographique de la précédente : minéral/humain, couleurs/noir et blanc, numérique/argentique, éternel/éphémère...
Les roches nous défient. Déjà par leur temporalité : le temps géologique dépasse l'imagination, rend illico dérisoire et futile notre histoire humaine, l'aventure même de la vie. Rappelons que l'unité de mesure du temps utilisée y est le million d'années, que l'Archéen nous propulse à - 4 milliards d'années ! Ainsi, contempler l'écrasante puissance d'une roche, ce bloc de temps, n'est-ce pas ressentir confusément et par contraste la précarité récente, fragile de notre humanité ? Les roches défient également le photographe par l'étonnante subtilité, l'infinie richesse de leurs couleurs. Avec sa chambre argentique grand format, Aurore Bagarry produit des oeuvres amples (60 x 85 cm) qui intéresseront le géologue et raviront l'esthète. Ce dernier appréciera particulièrement le velouté du papier coton sur lequel ces photographies sont tirées, et comment la douceur des nuances en ressort davantage. Parcourant les Côtes d'Armor, puis effectuant ses recherches du Finistère à Calais puis de Douvres aux Cornouailles anglaises, visitant plus de 70 sites, travaillant avec des géologues et s'aidant de leurs cartes spécialisées, Aurore Bagarry a pu apprécier en artiste les prodigieuses différences et singularités des roches, les « atmosphères » chromatiques des schistes verts ou des ophiolites... Il convient ici de dépasser la notion de « photographie documentaire » ou alors de lui rendre toute sa complexité. En effet Aurore Bagarry opère des choix subjectifs : elle privilégie parfois les prises de vue où les jeux de couleurs entre les strates se montrent les plus séduisants, parfois celles où une dimension symbolique, métaphorique (de ruines par exemple, avec leurs connotations) peut se ressentir, parfois celles où un bizarre entassement revêt une valeur onirique.
On peut être ici, il est vrai, tenté de dire avec Oscar Wilde, que « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde », et que si le visiteur a peu de culture esthétique, ces photographies ne retiendront pas plus son regard que s'il avait distraitement longé ces roches lors de promenades. Mais en fait non : rien que les donner par la photo aussi scrupuleusement à voir, dans leur génie créateur pétrifié, constitue une incitation esthétique impérieuse.
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