Une fois morts, nous pouvons encore revivre dans la mémoire et l'imagination de celles et ceux qui nous survivent et nous ont aimés. Ou bien de la personne qui, pour quelque raison (par exemple généalogique), se penche sur notre vie passée. Alors nous voilà en quelque sorte ressuscités, mais indirectement, par toutes les traces que nous avons laissées, les témoignages qui demeurent ou les récits des uns et des autres. Et nous revivons, oui, mais de l'existence spectrale, hallucinatoire des revenants. Et, par cette modalité particulière d'intense mais impalpable présence, nous participerons peu ou prou de l'objet esthétique.
Après la douloureuse perte d'une femme aimée, le narrateur de L'Aimée (2007) - un film d'Arnaud Desplechin disponible jusqu'au 13 juillet sur le site « cinémathèque henri » - se souvient que celle-ci ressemblait un peu à sa grand-tante disparue. Or il se trouve que son père, Robert, est en train de vendre la maison familiale. Les souvenirs liés à cette grand-tante, mais également à sa grand-mère Thérèse, dont un portrait peint est accroché chez ses parents à Roubaix, se voient donc menacés de disparaître. Arnaud Desplechin va tenter alors de faire revivre par la mémoire sa grand-mère, ses soeurs... Pourquoi ce transfert (comme dirait un psychanalyste) de la femme aimée disparue vers cette grand-mère qu'il n'a jamais connue, morte à 35 ans de la tuberculose, en 1936 ? Sans doute est-ce là, par un deuil atténué, une forme originale de réparation. Également l'occasion de retrouver son père, lequel va répondre de son mieux à toutes les questions sur sa mère (il n'avait que deux ans à sa mort) Thérèse, et ses tantes. Enfin, débordant la généalogie et la chronique familiale sur les Desplechin, voici une raison féconde de réaliser un film documentaire nous parlant avec tact et intelligence des êtres chers disparus. Et de cette possibilité qu'il nous reste toujours avant l'oubli définitif, cette véritable mort, de les faire revivre, en historien de l'intime, par une évocation.
La porte s'ouvre toute seule, ou mue par un fantôme, et invite les spectateurs à entrer dans la maison familiale Desplechin, à Roubaix. Une de ces maisons du Nord, en briques rougeaudes, tout comme celle de La vie des morts, le premier moyen métrage d'Arnaud Desplechin. Sur la musique Ev'ry time we say goodbye de Cole Porter, nous découvrons dans un clair-obscur les différentes pièces, les livres empilés, les bibelots, le tableau représentant Thérèse. Puis voici les principaux protagonistes du film : Arnaud Desplechin, filmé de dos le plus souvent, et Robert, son père, un personnage aimable, sympathique, plein de bonne volonté. L'enquête du réalisateur s'appuie sur les récits fragmentaires de son père, des visites de lieux, quelques photographies, des lettres. La dimension analytique et la quête minutieuse d'objectivité marquant ce film documentaire (le second du réalisateur) tiennent à distance l'émotion immédiate, pour mieux l'esthétiser par l'accompagnement musical (exemple cette sonate n°10 de Johann Gottlieb Naumann) et par des rapports métaphoriques entre certains plans et les propos en voix off. L'arrivée du frère, Fabrice, et de ses jeunes enfants rieurs crée un heureux contraste avec cette évocation grave, quelque peu funèbre (la photo de la morte vêtue de sa robe de mariée...), et pouvant à la longue s'engluer dans une visqueuse nostalgie. Dans L'Heure d'été (2008), et sur un thème proche, le réalisateur Olivier Assayas avait procédé de la même manière antithétique, la légèreté des enfants et la pesanteur des souvenirs adultes se renforçant l'une l'autre. De plus, une promenade mémorielle en voiture, intervenant à la moitié du film, évite l'étroit confinement de ce huis-clos père/fils dans l'appartement familial. Et peu à peu, Thérèse, morte si jeune, « injustement » (comme l'aimée que perd le narrateur au début du film), retrouve une seconde vie, aussi bien pour son fils Robert que pour son petit-fils Arnaud, par la grâce de cette évocation. On l'imagine jeune infirmière effectuant ses stages avec sérieux et dévouement, puis malade à son tour de cette tuberculose qu'elle soignait chez les autres, et souffrant cruellement d'être tenue loin (elle ne doit pas les contaminer) de son tout jeune enfant, de son époux, de ses parents. Certaines anecdotes, comme celle où Thérèse caricature la tuberculeuse devant un miroir et se moque d'elle-même, et cela juste quelques heures avant de mourir, nous rappellent que pour un certain nombre de disparu(e)s, la mort n'a pas toujours été une extinction lente et progressive, mais une flamme brutalement soufflée. Leurs mimiques, les éclats de leurs voix, leurs singularités, leur drôlerie occupent une place dans notre mémoire, et n'attendent que de s'en exprimer pour leur redonner vie... Le déménagement de la demeure familiale s'effectue, le tableau est emballé, les chambres restent désormais vides. Tout s'en va ? Non. « Tandis que la maison s'évanouit, les souvenirs réparent », écrit Desplechin dans sa présentation. Effectivement, le film s'achève sur un souvenir du père. Thérèse, sa mère est morte alors qu'il n'avait que deux ans, mais on lui a racontait, se souvient-t-il, qu'elle le guettait éperdument par la fenêtre...
Ainsi, « l'aimée, elle, nous a connus. Et c'est là un secret de l'amour », conclut le cinéaste. Consolé par son film et par cette seconde vie mémorielle des morts. Enfin par cet amour qu'ils nous ont donné, et qui nous réchauffe encore.
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