Clotilde Scordia publie Istanbul Montparnasse, les peintres Turcs de l'Ecole de Paris, qui relate l'aventure commune de dix peintres turcs venus à Paris dans les années 50, qui ont participé à ce que l'on appelle la seconde Ecole de Paris. Ils se nomment Fahrelnissa Zeid (une princesse), Fikret Moualla, Hakki Anli, Abidin Dino, Selim Turan, Avni Arbas, Nejad Devrim, Mübin Orhon, Tiraja Dikmen, Remzi Rasa. Ils sont nés entre 1901 et 1928, et ils ont été formés par le peintre français Léopold-Lévy, en charge du département de peinture de l'Ecole des Beaux Arts d'Istanbul. Ils se sont retrouvés à Paris après la guerre, et ils ont participé ensemble au bouillonnement artistique de Montparnasse. Clotilde Scordia ajoute un onzième turc, Albert Bitran : mais, né en décembre 1931, il était beaucoup plus jeune que ses dix compatriotes et il n'avait pas fréquenté l'école des Beaux Arts d'Istanbul. Il était venu à Paris à l'âge de 17 ans, en 1948, pour faire des études d'architecture. Lui aussi avait vécu à Montparnasse, mais il ne côtoyait pas les mêmes artistes, et les circonstances dans lesquelles il est devenu un important peintre français rendent son cas particulièrement intéressant.
D'abord installé dans un atelier de la Cité Universitaire. Il avait rencontré l'écrivain et collectionneur Henri-Pierre Roché, l'auteur de Jules et Jim, qui l'avait logé au moment où il n'avait plus d'argent : « il m'a proposé de me financer. J'allais acheter de la toile, de la peinture, des trucs et des machins, il payait et il prenait une ou deux toiles par mois. J'ai passé deux ans comme ça ». Sa peinture était alors abstraite et géométrique. Une photographie prise en 1951 lors d'un vernissage à la galerie Arnaud montre Bitran en conversation avec Jesus-Raphaël Soto. Autour d'eux on voit Georges Koskas, Jean Deyrolle, César Domela et Serge Poliakoff. Ce sont quelques-uns de ses amis de l'époque. Henri-Pierre Roché possédait une collection rassemblant les plus grands noms de l'art moderne, source précieuse d'information et d'inspiration pour le jeune Albert. Roché rédigea la préface de son exposition à la galerie Denise René en 1954 en ces termes : « Bitran n'est pas à la recherche d'un style. Ses tableaux sont régis par une logique extérieure à eux. Elle travaille sans qu'il s'en préoccupe. »
Un autre ami de jeunesse fut le peintre et sculpteur roumain Horia Damian. Ils avaient une admiration commune : Edgar Degas. Degas serait en effet le fil conducteur de toute l'oeuvre d'Albert Bitran, comme en a témoigné sa dernière exposition en 2017 dans les galeries parisiennes Convergences et Gratadou-Intuiti sous le titre « Affinités en noir majeur, retrouver Degas ». L'artiste avait travaillé à partir de Femme à l'ombrelle (1870-72) des Courtauld Institute Galleries de Londres, à la recherche de l'équilibre lignes/couleur dans l'esprit de Degas. La démarche de Bitran avait été fort bien comprise par Véronique Koehler qui s'adressait ainsi au peintre dans sa préface : « Dans l'amusement à s'établir ailleurs qu'en soi, à considérer son propre travail dans la ressemblance inattendue avec celui d'un autre, c'est à une forme d'oubli, qu'il s'agissait en vérité d'abandonner, comme si tout en reprenant les chemins intérieurs tant de fois empruntés, en recourant à ce que votre langage pictural pouvait avoir de plus constitutif, ce noir si cardinal, dans la célébration de ses affinités avec celles d'un autre, il vous était soudain donné de vous affranchir. » Bitran : un grand peintre de tradition française, disparu en 2018, que le livre de Clotilde Scordia nous donne l'heureuse occasion de retrouver. (Editions Déclinaison, 2021, 267 pages, 49 euros)
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