Quand l'excellente Polka Galerie - Cour de Venise 12, rue Saint-Gilles Paris 3ème - réouvrira ses portes, on pourra découvrir l'exposition de photographies In search of elsewhere (prolongée jusqu'au 29 mai) de Steve McCurry. Après des reportages courageux, et largement récompensés, le photographe septuagénaire américain a quitté le photojournalisme mais gardé sa passion de l'ailleurs. Se ressentant depuis comme un « conteur visuel », un poète en images qu'inspirent de grands peintres, appelé par la figure du Dehors (pour reprendre le titre de l'ouvrage éponyme de Kenneth White), Steve McCurry parcourt le monde avec son appareil photo, en saisissant ici et là des scènes, des visages, des coutumes, des paysages étonnants. Il enrichit avec brio le domaine esthétique, un peu vite décrié, enterré, de l'exotisme.
Cet exotisme d'artistes voyageurs qui se sont aventurés dans des pays lointains, on le trouvait déjà chez un Bellini (XVème) parti en Turquie sous Mehmed II... Bien entendu, il est aussi présent dans l'orientalisme, et chez un Delacroix partant au Maroc en 1832, ensuite chez Gauguin, plus tard chez Paul Klee, etc. Et la photographie a largement tiré profit de cette passion. L'exotisme trouve, de façon générale, ses motivations principales dans la curiosité, le goût de l'évasion et du pittoresque. Lassés d'un environnement trop connu, à la recherche de réalités dépaysantes sous d'autres climats et contrées, animés du désir régénérateur de n'être qu'un pur regard, qu'un réceptacle de sensations délestées enfin du poids mental, le voyageur, l'artiste s'embarquent un jour... In search of elsewhere, pour reprendre le titre de cette exposition. Mais l'avion, les reportages télévisuels, l'industrie de la carte postale, et surtout le morne tourisme de masse rapportant ses innombrables films et photos d'un exotisme formaté n'ont-ils pas malheureusement banalisé l'Ailleurs et cet appel esthétique vers l'exotisme ?
En fait, s'il n'y a plus vraiment de terrae ignotae, il est encore possible, mais avec beaucoup plus de talents requis que jadis, de stimuler à nouveau cette passion (enfantine, éternelle ou datée ?) de l'exotisme. Il faut être alors comme Steve McCurry, un vrai coloriste, également un rêveur cherchant dans la réalité la confirmation de ses songes, enfin un « moderne » en quête de surprises et pensant comme Baudelaire que le beau est toujours bizarre, pour rapporter des photographies qui sachent encore nous émerveiller, nous ravir.
D'éblouissantes couleurs exaltent le plus souvent les photographies de Steve McCurry. Elles chantent un monde de la vivacité, enthousiasmant et sensuel. La photo Red Boy, Mumbaï, India 1996, par exemple, c'est un visage d'enfant couvert d'un pigment vermillon, devant un mur d'un bleu vert criard. Tibetan Flags 2005 montre, accrochées à des fils comme du linge à sécher, des étoffes multicolores animant un paysage serein de lac et montagnes. Rutilantes, les trois couleurs primaires, de Woman in Canary Burqa, Kabul, Afghanistan 2002 allument soudain le flash d'une apparition. On a peine à croire à la réalité de ce que découvre la photographie Hilltop View, Chefchaouen, Morocco 2016, tant cette ville encaissée dans les montagnes du Rif semble, par toutes ses bâtisses bleues, un champ étalé de myosotis... L'exotisme n'est-il pas également un appel du rêve pour trouver ailleurs, dans une réalité étrangère, des scènes, des personnages que notre quotidien ne nous offrirait pas ? Par exemple le visage de ce Boy from the Suri Tribe, Omo Valley, Ethiopia 2013 reste à l'évidence une image onirique, même si l'on ne doute pas qu'elle corresponde à une réalité. Et Hot Springs, Nyuto Onsen, Japan 2018 avec ses maisons lumineuses émergeant de monceaux de neige semble droit sorti d'un songe merveilleux dont on aurait un mal fou à s'extraire... Comme Cocteau répondant à Diaghilev qui lui demandait ce qu'il fallait faire pour collaborer avec lui dit simplement : « Étonne-moi ! », le photographe américain demande à ces pays lointains de le surprendre pour s'engager dans cette co-création. Et Steve McCurry ouvre grand les yeux et l'objectif. Fishermen at Weligama Sri Lanka 1995 montre une curieuse pratique de la pêche : juchés sur de gros bâtons fichés dans la mer d'un magnifique bleu cobalt et sous un ciel nuageux, des hommes en turban pointent une baguette vers les flots ; on ne comprend pas très bien comment ils procèdent. L'étrangeté des pratiques ou conduites, la curiosité qu'elle suscite font partie de notre goût de l'ailleurs. Voici (Shaolin Monastery, Henan Province, China 2004) un moine bouddhiste avec son vêtement orange qui, passant au-dessus de ses compagnons assis, essaye de marcher sur un mur, en formant un angle droit avec lui... Pourquoi ce périlleux exercice ? On ne sait. Mais parfois la bizarrerie provient d'une rencontre entre des éléments pour nous hétérogènes. Ainsi Agra Fort Train Station, Uttar Pradesh, India 1983 présente, dans la même photographie mordorée, des trains et, un peu plus loin, un somptueux palais. Et voici Young Monks Play Video Games, Bylakuppe, Karnataka, India 2001 : ce sont des moinillons à la tenue traditionnelle, mais deux d'entre eux jouent avec une Play Station, un autre avec un pistolet...
Bien sûr, ce qui est étonnant n'est pas toujours beau, et l'exotisme ne garantit en rien la qualité des oeuvres. Il faut d'autres preuves ! Alors admirons par exemple Sharbat Gula, Afghan Girl, Peshawar, Pakistan 1984 : ce portrait, vite devenu une icône par ailleurs, est un pur chef d'oeuvre photographique justifiant à lui seul la visite de l'exposition.
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