Arroyo nous a quittés le 14 octobre après avoir lutté contre la maladie qui, déjà, l'empêchait de parler lors du vernissage de la rétrospective de son grand ami Gérard Fromanger au Centre Pompidou en février 2016. Il aura eu le temps de voir, à l'été 2017, la belle exposition que lui a consacré la Fondation Maeght de Saint Paul-de-Vence sous un titre inattendu : « Dans le respect des traditions » qui signifiait, de la part de ce révolutionnaire convaincu, « un parti pris entre l'absurde et l'ironie » précisait alors le commissaire, Olivier Kaeppelin. Né et mort à Madrid, mais ayant longtemps vécu à Paris depuis qu'il avait quitté l'Espagne de Franco en 1958, Arroyo, peintre et écrivain (on se souvient de ses derniers livres Minutes d'un testament, Grasset 2010 et Deux balles de tennis, Flammarion 2017) avait été l'âme du bouleversement du Salon de la Jeune Peinture qui, de sage rassemblement artistique assez traditionnel, était devenu sous sa houlette, au milieu des années 60, un chaudron bouillonnant où s'élaborèrent nombre des thèmes les plus emblématiques de mai 68. C'est lui, membre du Comité de la J. P., qui imagina avec ses camarades (Cueco, Aillaud, Biras, Fleury, Tisserand...) la « salle verte » où apparurent en 1965, pour le 16e salon, exclusivement des tableaux peints en vert, dont ses Six laitues, un couteau et trois épluchures où l'on voyait les salades devenir un portrait de Bonaparte, symbole de l'autoritarisme politique détesté par Arroyo.
Le peintre espagnol était devenu un personnage très en vue en France depuis qu'il avait adopté comme programme le mot d'ordre suivant : « en finir avec le langage de la rhétorique des formes et des couleurs. » Il avait choisi pour cible, à l'occasion de la Biennale de Paris 1967, un autre Espagnol, Joan Miro, en s'emparant d'une des toiles célèbres de ce dernier, La Ferme, « oeuvre de l'artiste-type, donc inacceptable ». Il avait entrepris de « recommencer » le tableau, ce qui consistait en la substitution de thèmes subversifs à chacun des éléments représentés par le peintre catalan. Une poulie devenait potence, les branches d'un arbre se transformaient en ossements, le chien était promu Saint Bernard du boyscoutisme planétaire, le seau déversait son contenu de sang frais sur un chemin teinté des couleurs espagnoles, enfin les portes et les fenêtres de la ferme se hérissaient de barreaux de prison cependant qu'une croix gammée prenait la place du coq... Grand dénonciateur des fausses audaces de la culture bourgeoise, Arroyo n'avait jamais cessé de clamer son mépris pour Marcel Duchamp et le rôle que les institutions les plus officielles n'ont cessé de lui faire jouer.
On sait que la série emblématique de huit tableaux Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp réalisée en 1965 avec Gilles Aillaud et Antonio Recalcati, aujourd'hui installée en majesté au musée Reina Sophia de Madrid, fit quelque bruit. Arroyo voulait en finir avec Duchamp parce qu'il était l'otage de la bourgeoisie et qu'à cause de lui on vivait dans la double fiction de l'autonomie de l'art et de la liberté de création. Duchamp et ses pareils ne faisaient que mimer une fausse liberté pour le plus grand profit du système capitaliste qui pouvait manipuler et orienter les citoyens-consommateurs en leur disant en quelque sorte : « vous voyez bien que vous êtes libres, puisque les artistes peuvent faire n'importe quoi ». Des années après, Arroyo ne reniait pas son geste sacrilège : « Duchamp représente encore pour moi tout ce que je ne partage pas, c'est-à-dire le laxisme, la facilité, les choix approximatifs, tout ce qui était dans l'air avec le spontanéisme sublimé des informels, l'avant-gardisme velléitaire des « nouveaux réalistes », ce qui est présent aujourd'hui dans le body-art et, en général, dans les tendances qui sont effectivement des enfants de 68, mais mort-nés en raison des facilités théoriques les plus négatives de ces dernières années. » Dans Minutes d'un testament, il remettait ça : « Duchamp fut certes un génie, mais un génie néfaste, à l'origine du chaos dans lequel se trouve le monde de l'art. Il ne reste rien de ce à quoi je croyais ». Ces mots désenchantés résument le testament du peintre Arroyo qui savait si bien traduire ses idées par des images pleines d'inventions graphiques géniales et d'humour. On attend le jeune artiste qui saura reprendre le flambeau.
Post scriptum. Au moment d'achever cette lettre, j'apprends avec tristesse la disparition de Jacques Monory. Il avait 94 ans, il appartenait au même groupe historique qu'Arroyo, celui de la Figuration narrative. C'est lui qui, en 1964, avait dessiné la couverture du catalogue des Mythologies quotidiennes au Musée d'art moderne de la ville de Paris. Ce grand artiste pensait depuis toujours à sa mort. Un jour, en 2004, dans un entretien enregistré, il m'avait confié ceci : « A la fin de la série Noir, c'est le numéro 31, j'ai peint « le dernier tableau » parce que je me dis souvent que je suis peut être en train de peindre mon dernier tableau. Dans celui là, j'ai incorporé en bas toutes les photos de ceux qui ont compté pour moi, depuis ma grand-mère jusqu'à Paule. Il y a aussi une mitraillette vissée dans le tableau, mes torchons et mes vieux tubes (puisque c'est mon dernier tableau et que je n'en aurai plus besoin). Nous sommes en 1991. Depuis, j'ai fait beaucoup d'autres tableaux ! ». Oui, et beaucoup d'autres encore depuis 2004. Monory ne peindra plus, hélas, mais ses tableaux resteront longtemps dans la mémoire des hommes comme parmi les plus originaux et significatifs des temps modernes.
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