Quel souffle ! Quel entrain ! Quelle verve ! Annie Le Brun poète, essayiste, commissaire d'expositions, surréaliste qui n'a jamais participé aux dérives du féminisme ni jamais subi l'emprise des philosophies de la déconstruction, nous donne un petit livre succulent dans lequel elle règle son compte à ce que l'on appelle aujourd'hui l'art contemporain qu'elle préfère nommer « réalisme globaliste ». Attention ! il ne s'agit en aucun cas pour elle de suivre la cohorte des contempteurs de l'art contemporain qui gémissent devant la disparition des considérations esthétiques. « On ne connaît que trop leur affligeante ritournelle pour un retour au sujet comme leur glorification du savoir-faire, qui leur sont, à chaque fois, l'occasion de nier implicitement la force critique qui, dès les débuts du XXe siècle, a doté la modernité de ses plus beaux éclats. » (p. 57, Ce qui n'a pas de prix, stock) Il s'agit d'autre chose : dénoncer l'incontestable supériorité de cet art contemporain qui est devenu « l'alibi culturel prétendument libérateur, pour faire l'impasse sur toute notion de beauté et de laideur et, par là même, provoquer une anesthésie sensible développant avec une indifférence logique susceptible d'effacer jusqu'à la moindre velléité de s'opposer à quoi que ce soit. » (p. 23)
La grande question, c'est la relation nouvelle entre l'art et l'argent. L'auteur observe avec une sorte d'admiration effarée comment les actuels maîtres de l'industrie planétaire du luxe (en particulier, évidemment , François Pinault et Bernard Arnault) profitent de l'imbécillité des « parvenus analphabètes ». Elle cite une phrase de Rhonda Lieberman à propos des « amasseurs d'art » : « la secte de la fortune exulte de voir ainsi l'art transformer le butin de l'exploitation sociale en ticket d'entrée dans les hautes sphères, et même en noble habit de philanthrope. » Le mot qui revient le plus souvent sous la plume d'Annie Le Brun est « violence » : violence de l'argent qui est « en train de s'attaquer à ce qui, depuis toujours, a donné aux hommes leurs plus folles raisons de vivre. » Je me contenterai de relever deux observations essentielles, qui méritent réflexion. La première à propos de la critique d'art. « Voilà des années que l'on nous fait participer à des protocoles de perception manipulée par tétanisation critique. » La seconde à propos des responsables des institutions, particulièrement les musées : évoquant la réalité terrifiante sur laquelle le réalisme globaliste prospère, elle note cette évidence de « l'envahissement des musées de la planète par l'art des vainqueurs. »
Comment cela a-t-il été possible ? Une critique « tétanisée » et des directeurs de musées aux ordres ? Annie Le Brun a un soupçon : et si tout cela ne venait pas de Charles Saatchi qui, avant d'être l'un des premiers et des plus importants promoteurs de l'art contemporain en Angleterre, aura été le publicitaire « qui a orchestré l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. » ? (p. 47) Elle a raison, mais elle n'en dit pas plus, et c'est dommage, car c'est effectivement lui qui a inauguré la prise de pouvoir de l'argent sur le monde de l'art. Cela s'est passé à partir de 1979, date de la rencontre de Saatchi avec la marchande Mary Boone et son mentor Leo Castelli. J'ai raconté ailleurs la stratégie mise au point par Castelli, suivie à la lettre par Saatchi : cadeaux importants à trois grands musées internationaux qui ont fait de lui (ou de ses représentants) un trustee à qui on ne pouvait rien refuser. Choix d'un artiste peut-être médiocre, mais prolifique (Julian Schnabel en l'occurrence), dont il obtient après coup de la part des critiques les plus prestigieux des textes pas forcément louangeurs (Hilton Kramer : son nom suffisait...) donnant une caution intellectuelle au poulain du financier décideur. C'est cela qui manque un peu au livre d'Annie Le Brun et l'aurait rendu plus percutant encore : non seulement raconter comment le malheureux directeur du Louvre a dû assister à la promotion des sacs Vuitton porteurs de l'effigie de La Joconde signés Jeff Koons, mais encore reconstituer les implacables mécanismes par lesquels on est parvenu à « l'asservissement du regard » qui la révolte à si juste titre.
Annie Le Brun, Ce qui n'a pas de prix, Stock, Les essais, 174 p. 17 euros.
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