Le sentiment de solitude transparaît-il sur un visage, dans une attitude ? Et un photographe peut-il en témoigner ? Dave Heath (1931-2016) se livrait-il à une critique indirecte de la société américaine des années 60 dans son album A Dialogue With Solitude ?... Individualisme capitalistique, compétition imposée, tâches parcellaires qui isolent, aliénation et perte de sens : notons déjà que la solitude ne relève pas seulement de la psychologie, mais également de la sociologie. Et cette solitude prend plus de relief encore dans les grandes villes, où la concentration d'humains est à son maximum : « Dave Heath cherche à traduire avant tout une expérience du monde, quelque chose de vécu, d'éprouvé : la tension, dans l'espace public, entre la proximité contrainte des corps et l'isolement des individus, comme perdus en eux-mêmes. Alors il isole des figures dans la foule et emplit son cadre de leurs présences « absentes au monde ». », écrit Diane Dufour, présentant l'exposition Dialogues with Solitudes sur Dave Heath (jusqu'au 23 décembre à l'espace Le Bal, dans le 18ème arrondissement parisien). Mais encore faut-il que ce thème de la solitude ne reste pas seulement une réalité sociale objective, mais touche en particulier, concerne existentiellement le photographe, pour qu'il l'exprime ainsi avec tant de force et justesse. Or Dave Heath a été abandonné à l'âge de 4 ans par ses parents, puis ballotté d'orphelinats en familles d'accueil.
Dans cette photo intitulée « Métro aérien », prise à Brooklyn, cette femme assise, plutôt élégante, regarde au sol, l'air totalement inexpressif. Les mains jointes, elle tient dans ses bras ce qui évoque un nourrisson emmailloté mais n'est qu'une vulgaire paquet vertical. La lumière, venant d'en haut à droite, crée quelques petites taches claires, séparées, et surtout de grosses taches d'ombre qui se rejoignent... « Washington Square » (1960), sans doute prise au téléobjectif, isole trois visages de haut en bas dans la foule : une femme brune qui a le regard perdu dans le vide, un homme au léger strabisme divergent et à l'air chagrin, et une autre femme en-dessous, dont on ne voit qu'une partie du visage, tendu... Dans l'ensemble, les passants photographiés par Dave Heath ont l'air soucieux, lointain, voire accablé. Même s'ils ne sont pas concrètement isolés, les sujets restent seuls, perdus dans leurs ruminations, comme témoins et victimes d'un Gemeinwesen (« être ensemble ») à jamais perdu. « Le fait de n'avoir jamais eu de famille, de lieu ou d'histoire qui me définissaient, a fait naître en moi le besoin de réintégrer la communauté des hommes. J'y suis parvenu en inventant une forme poétique et en reliant les membres de cette communauté, au moins symboliquement, par cette forme », confiait Dave Heath. La communauté immense des êtres esseulés... Cet enfant noir n'a pas l'insouciance de son âge mais se prend la tête, comme abattu déjà par le souci. La femme et l'homme dans ce jeune couple ne se contemplent pas plus qu'ils ne regardent dans la même direction, mais chacun reste pris dans ses pensées dont il semble bien que les thèmes soient différents. Cet aveugle progresse seul dans la ville, vers le bout de sa nuit. Et ces visages de soldats (Heath fut enrôlé en 1953 comme mitrailleur pendant la guerre de Corée) pendant leur pause expriment le besoin de fuir une extériorité périlleuse par une intériorité rêveuse. « Il y a un phénomène dans la peinture du XVIIIe siècle que Michael Fried désigne sous le terme d'«absorbement », une concentration plus intérieure qui suspend le temps. L'appareil photographique est particulièrement apte à capturer ce type de moment. Cet absorbement est apparu dans le travail que j'ai réalisé en Corée. Il y a une immobilité étrange dans les visages des soldats, tout est suspendu.», écrit Dave Heath.
Si les photographies de Dave Heath participent sans doute du photojournalisme en ce qu'elles témoignent des solitudes urbaines, des premières désillusions sur l' « american dream », ce ne peut être qu'au sens exigeant où un Eugene W. Smith - figure majeure dans ce domaine et qui a influencé Dave Heath - a pensé, vécu la difficile tension entre saisir des faits d'une part et exprimer d'autre part la façon personnelle dont on les ressent. Par ailleurs, il n'est pas neutre que le photographe ait fait de la technique du tirage, qu'il maîtrise à la perfection, un élément fondateur de son art : grâce à elle, s'échappant du réel capturé lors de la prise de vue, Dave Heath peut intensifier telle zone lumineuse (technique du bleaching), accentuer les ombres à sa guise, et modifier la balance des contrastes au profit d'un rendu plus sombre et d'une dramatisation expressive de la photo. En cela, les expérimentations plastiques d'Harry Callahan et Aaron Siskind, eux-mêmes marqués par Moholy-Nagy, venu du Bauhaus et enseignant à Chicago, ont incontestablement servi au travail de Dave Heath... Mais, forme et fond convergeant, il en revient toujours à ces subjectivités absentes au monde, à ces inner landscapes (paysages intérieurs), à ces « absorbements » propres à la solitude.
Et il était pertinent de mettre en regard les oeuvres d'Heath et trois films cultes de la même période, autres variations sur le thème de la solitude : Salesman (Albert et David Maysles, Charlotte Mitchell Zwerin), Portrait of Jason (Shirley Clarke), et surtout l'admirable The Savage Eye (Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick) qui prolonge, amplifie et parachève, jusqu'à durablement poétiser et sublimer notre regard, ces fascinants Dialogues with Solitudes.
|