Idéalisation de la « Conquête de l'Ouest », enivrement d'un territoire si vaste, exaltation libérale de l'esprit pionnier et de l'individu audacieux, confiance réitérée dans la Constitution, le Droit et la Bible, justification du port d'armes individuel, grand récit national où se légitime la violence : tout ce que représente le western pour les Américains dépasse, sans aucun doute, le simple genre cinématographique pour se faire représentation collective où l'idéologie et, plus rarement, une conscience critique occupent toute leur place. Mais, justement parce qu'il était soutenu par toute cette exaltation des « valeurs » américaines, ce genre cinématographique, dès le muet, a fait florès, jusqu'à produire à la longue ses thèmes récurrents, ses figures de style, ses archétypes, bref sa trame obligée. Au point que, dans sa phase de déclin, le genre a été investi et récupéré par des réalisateurs étrangers à la culture américaine (Sergio Leone et le « western italien ») et que, sans cesse estimé défunt, on le voit resurgir étonnamment. Le défi est alors d'en garder la trame essentielle tout en l'emplissant de figures nouvelles, de trouvailles stimulantes. Et préfigurant d'autres tentatives...
La réussite du « western » (en est-ce un au final ?) Les Frères Sisters par le réalisateur français Jacques Audiard, d'après le roman éponyme du canadien Patrick deWitt, tient autant en d'appréciables inventions formelles, en quelques décalages sur les figures obligées du genre, que dans un vrai questionnement sur l'utopie opposée à la violence, le tout se nichant avec originalité dans la trame du western... 1850, échanges de tirs au colt, poursuites au galop de l'Oregon à la Californie, ruée vers l'or frénétique, « outlaws » et tueurs à gages, grandioses paysages, veillées au feu de bois, scènes remuantes de saloon, whisky en abondance, règlements de compte sanglants : on est bien ici dans l'espace-temps, les « topoï », la trame du western semble-t-il. Et l'histoire, résumée en quelques lignes, résonne à des oreilles blasées comme une antienne vingt fois entendue : engagés par un commodore, deux tueurs à gages champions de la gâchette, les frères Sisters, doivent faire avouer son secret à Hermann Warm - un chimiste qui a trouvé la formule d'une substance corrosive permettant de rendre visible l'or au fond des rivières -, puis éliminer le bonhomme. Un détective, John Morris, est censé déjà retrouver le chimiste, gagner sa confiance, puis renseigner les frères Sisters. Mais le détective se prend d'amitié pour ce chimiste. Les frères Sisters, après avoir été surpris et faits prisonniers par Morris et Warm, finissent par s'allier avec eux pour se défendre contre d'autres tueurs envoyés par le commodore, et surtout commencer à prospecter les rivières aurifères avec ce nouveau procédé. Mais les choses tournent fort mal, même si les frères Sisters finissent par rentrer chez leur mère pour commencer peut-être un autre vie...
Des premiers éléments de type freudien, pointant l'héritage névrotique et traumatisant du père et les attitudes antagonistes des deux frères, Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix), vont fournir quelque épaisseur existentielle à ces tueurs à gages, qui auraient été réduits à des pantins tireurs dans la majorité des westerns. Par ailleurs, loin d'être seulement un chercheur d'or plus malin et savant que les autres, Warm (Riz Ahmed) s'avère être un utopiste, voulant utiliser l'or pour construire une cité socialiste, implantée à Dallas, laquelle détournerait les hommes de la violence... Dans l'univers brutal, individualiste, impitoyable et archéocapitalistique du western, ce genre de personnage reste aussi peu probable qu'une orchidée dans la boue de Verdun. Il procède cependant, à sa façon originale, de quelques figures d'idéalistes traversant, ici et là, le genre du western. Enfin, la figure du détective Morris (Jake Gyllenhaal) évoque plus un écrivain qui réfléchit qu'un limier qui enquête. Alors, western littéraire, philosophique, anti-western que Les Frères Sisters ? Les puristes du genre n'ont pas aimé. Peut-être pour d'autres raisons... N'est-il pas extraordinaire que les premiers moments de fusillades se passent dans le noir le plus total, frustrant un public venu se régaler des séquences emblématiques du genre ? Ne voit-on pas un certain nombre de scènes, superfétatoires pour les mêmes puristes, qui font pourtant gagner en vraisemblance historique (premiers usages de la brosse à dents par exemple) ou naturelle (l'araignée qui entre dans la bouche d'Eli Sisters endormi) ce qu'elles font perdre en mythologie attendue ? Et la musique du film, signée Alexandre Desplat, ne bouscule-t-elle pas, à sa façon « jazzy », les conventions pompeuses et emphatiques du genre ? Puis on trouve des plans tout à fait surprenants, comme cette plongée prise en verticale parfaite au-dessus des protagonistes, ou certains gros plans plutôt décalés par rapport à l'action.
Mais, à partir de la trame du western, Jacques Audiard ne s'est pas contenté de tisser son étoffe personnelle, ou de se livrer à des variations françaises sur un genre américain : il a véritablement interrogé la violence et l'avidité qui, derrière les images idéalisées et mystifiantes de la conquête de l'Ouest, se déchaînent continuellement en fait. Et son poétique, onirique et philosophique détricotage du western et de sa trame ne peut à l'évidence convenir à tous les « croyants » du genre.
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