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[verso-hebdo]
01-11-2018
La chronique
de Pierre Corcos
Lange compatissant
Dorothea Lange (1895-1965) - par son luthérianisme familial, ou à cause de sa douloureuse enfance, marquée par une poliomyélite, le départ de son père, ou enfin par la pathétique misère provoquée par la grande crise du capitalisme en 1929 - était une photographe américaine ayant eu ce regard, cette attitude permanente de commisération, et qui avait « inlassablement cherché à dénoncer les injustices sociales et à faire évoluer l'opinon publique », comme le rappelle Pia Viewing, commissaire de l'exposition « Dorothea Lange - Politiques du visible » (jusqu'au 27 janvier 2019 au Musée du Jeu de Paume).
Mais son oeuvre photographique transcende la seule fonction de documentaire social pour prétendre au statut artistique. Comment l'attester ? Par un détour philosophique peut-être... Dans le dialogue célèbre Hippias, Socrate montre que la cuillère belle est celle qui convient le plus parfaitement à sa fonction. Si l'on adopte l'esthétique qui en découle, la photographie documentaire ayant une qualité artistique et pouvant prétendre à la beauté, serait celle dont tous les éléments vers sa destination initiale convergent : rien d'inutile alors, de superflu, d'anecdotique, d'inapproprié. Quand on observe les différentes versions de la célèbre photo Migrant Mother, et comment Dorothea Lange, par une série de recadrages, est parvenue à la version finale, on vérifie ce travail artistique d'adéquation croissante au but initial. Pour Walker Evans, orfèvre en la matière, la photographie documentaire tend moins vers l'art, qu'une démarche artistique se glisse en fait dans le « style documentaire ». Il déclarait ainsi, lors d'une interview par Leslie Katz : « Il y a un style documentaire, tel celui d'une photographie de police. L'art ne sert à rien et le document est utile. Donc l'art n'est jamais un document mais il peut en adopter le style. C'est ce que je fais ». Gardant à l'esprit cette notion de « style documentaire », également les dimensions éthiques et politiques de la photographie de Dorothea Lange, le visiteur aborde une ample exposition, comprenant cinq parties : la période de la Grande Dépression, les photographies réalisées pour la Farm Security Administration, les chantiers navals de Richmond, l'internement des Américains d'origine japonaise, et enfin la série consacrée au travail d'un avocat commis d'office.

Dans la photographie Toward Los Angeles, California (1937), on voit deux migrants, un baluchon sur l'épaule pour l'un, une valise à la main pour l'autre, marcher sur une route déserte, et leurs ombres marquées partent vers la gauche ; un remblai sombre, à leur droite, et cette ironique affiche publicitaire surtout : « Next time try the train »... Espoir mince d'une autre vie : on peut songer au plan final d'un film de Charlot, ou même d'un western. Souvent les photographies de Dorothea Lange font signe, en ce qu'elles font référence à d'autres images, cinématographiques ou picturales, et non à leur objet seulement. Ce faisant, leur aspect documentaire incontestable s'enrichit d'une couche mémorielle supplémentaire. Ce qui amplifie leur dimension esthétique... Admirable photographie que White Angel Bread Line, San Francisco (1933) dont le contexte est celui d'une soupe populaire lors de la Grande Dépression : la foule des chômeurs miséreux qui attend est photographiée de dos mais, au premier plan, un homme accablé, un chapeau informe rabattu sur les yeux, les coudes appuyés sur une barrière, tourne le dos à ses compagnons d'infortune et enserre une gamelle vide. La pauvreté, la solitude, le désespoir sont ici exprimés avec force, sans que le moindre élément parasite vienne perturber cette photographie, en noir et blanc comme toutes les autres. L'approche éthique et anthropologique de la photographe la conduit à s'entretenir avec les sujets qu'elle photographie. Elle prend des notes, longuement, fait attention au moindre mot entendu qui peut lui servir de guide dans sa prise de vue. Les légendes qu'elle rédige pour un certain nombre de ses photos témoignent d'un projet archivistique revendiqué. C'est un pan de l'histoire sociale américaine, de 1932 à 1957 - période difficile (dépression économique, situation de guerre, etc.) -, que Dorothea Lange éclaire par ces personnages qui symbolisent et incarnent des drames collectifs... Devant cette photographie où un homme prostré est assis sur deux grosses briques contre un mur blafard et à côté d'une brouette en métal renversée, on ressent tout l'accablement d'un prolétariat dont le système ne sait plus que faire. En revanche, les fréquents sourires et les attitudes volontaires que l'on perçoit chez les femmes, chez cette main d'oeuvre d'origine variée travaillant dans les chantiers navals Kaiser, à Richmond (troisième partie de l'exposition, période 1942-1944) racontent l'expansion triomphale des industries, via l'effort de guerre... Hisser maints photographies documentaires au rang d'icones : le génie de Dorothea Lange transcende le document, l'illustration datés, et vient sans mal rencontrer notre époque, avec un surcroît de concentration expressive.

Après tout, ces migrants, ces taudis, ces réfugiés, ces camps de transit, ces miséreux couchant à même le sol, Dorothea Lange, si elle était toujours vivante, pourrait encore les photographier aujourd'hui... Mais là où d'autres passeraient leur chemin, ou alors n'en resteraient qu'à l'anecdote journalistique, Dorothea Lange, elle, rendrait manifeste l'acuité de son regard éthique et esthétique par des photographies tout à fait adéquates à ses intentions premières. Elle confiait : « La Grande Dépression m'a réveillée ». Ne pourrait-on pas rajouter que ses photographies ont réveillé les Américains ? Et qu'elles continuent, longtemps après, à nous émouvoir ?
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
01-11-2018
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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