L'état amoureux, en ses émois et sa complexité, se manifeste, bien entendu, par le langage, qu'il s'agisse de discours, plus ou moins standardisés, conventionnels, ou d'une parole, individualisée, plus ou moins singulière. Ce langage amoureux, objet théâtral par excellence, a été entendu avec une justesse inégale dans deux propositions récentes.
Jusqu'au 19 août au Lucernaire, Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée d'Alfred de Musset, pièce qui fut écrite en 1845, dans une mise en scène d'Anne-Sophie Liban et Mathias Fortune Droulers, évoque, par ses brillants et vifs dialogues, Marivaux. De plus, une étonnante modernité féministe efface la référence à des personnages datés (un comte, une marquise), car ici la femme se plaint à l'homme du discours prévisible, convenu de son approche amoureuse. Non seulement les rituels verbaux du « faire la cour » assomment l'alacrité jouissive d'une parole amoureuse, mais en plus on pourrait y percevoir même une stratégie suspecte. Cesare Pavese écrivait à juste titre : « Une stratégie amoureuse ne peut s'employer que lorsqu'on n'est pas amoureux »... Ici le comte se défend, indigné, découragé, il menace de partir : certes, il est englué dans ces codes d'une bonne société, certes le discours amoureux est un théâtre, et peut-être une comédie, mais n'est-on pas obligé de passer par là ? Il s'écrie : « Si l'amour est une comédie, cette comédie, vieille comme le monde, sifflée ou non, est, au bout du compte, ce qu'on a encore trouvé de moins mauvais. Les rôles sont rebattus, j'y consens ; mais, si la pièce ne valait rien, tout l'univers ne la saurait pas par coeur », et il défend par ailleurs sa bonne foi. La sincérité triomphera-t-elle de ce galant badinage ? La porte qui s'ouvre et se ferme symbolise le passage ou l'arrêt du sentiment, libéré ou prisonnier des filets du langage. Elle donne son titre à la pièce, avec sans doute une connotation érotique... Musset, de tous les Romantiques, est celui dont le théâtre a le moins vieilli, et cette oeuvre courte, subtile et drôle, riche en formules brillantes, ne demandait qu'à être écoutée avec ravissement. Pourquoi a-t-il fallu que les metteurs en scène, en même temps comédiens en alternance, aient voulu à tous prix recontextualiser cette pièce dans notre société actuelle, transformer la scène en « ring » (sic), remplacer les paroles cinglantes par la vocifération, les mouvements de scène par une épuisante gymnastique ? Crainte, exagérément pessimiste à notre sens, que cette problématique soit obsolète, cette dramaturgie reste trop sophistiquée, et que le public ait besoin d'être continuellement réveillé ? C'est dommage, car il y avait là une leçon, très actuelle déjà, sur la nécessité d'une critique, d'un renouvellement des codes amoureux, qui revêtent trop souvent le petit dieu ailé d'une tenue réglementaire !
Si celui qui dit son amour à travers des lettres est un écrivain génial, il y a fort à parier que son inventive parole désintègre le discours amoureux traditionnel (en conservant toutefois certaines figures de rhétorique, sans doute inévitables), avec cette possibilité que le moyen épistolaire ne se transmue en fin véritable. N'était-ce pas l'histoire de Franz Kafka correspondant avec Felice Bauer ? Plus de 500 lettres conservées par cette dernière ! Comme le notaient Deleuze et Guattari (in « Kafka », Éditions de Minuit, 1975), « La correspondance avec Felice est remplie de cette impossibilité de venir. C'est le flux de lettres qui remplace la vision, la venue ». Dans une adaptation et une mise en lecture de Bertrand Marcos, jusqu'au 1er juillet au théâtre de l'Atelier, se joue le spectacle Lettres à Felice. Ces lettres sont lues successivement par Dominique Pinon et Isabelle Carré. Comme aucune lettre de Felice n'est mentionnée, on éprouve la troublante impression qu'il s'agit là d'un long monologue de l'écrivain avec une image construite, presque onirique. Et comme une comédienne incarne une fois sur deux Kafka, il vient se greffer une autre impression étrange : celle d'une fusion par-delà toute différence des sexes... À l'écoute de ces lettres, le spectateur comprend bien vite qu'on est sorti des conventions propres à ce type de correspondance : d'une part le « tes lettres me manquent » remplacent le « tu me manques », et d'autre part des considérations inhabituelles, à la fois humoristiques et hypochondriaques, émaillent les missives. En revanche, les évocations sensuelles, matrimoniales ou matérielles s'avèrent ici étonnamment absentes. Il se met en place, dans cette correspondance, quelque chose de diabolique : la solitude abyssale de Franz Kafka, qu'il sait au fond ne jamais pouvoir quitter, a besoin de se nourrir d'une correspondance amoureuse interminable, à la fois pour s'oublier comme telle et se prolonger le plus longtemps possible. Mais, à l'autre bout, il y a une femme réelle, et puis le temps passe. Quand par douloureuses illuminations, Kafka s'en rend compte, il veut arrêter ces lettres, ne plus flouer la pauvre Felice qui espère se marier... L'écoute de cette parole amoureuse inhabituelle, tordue, parfois sublime et parfois vampirique, a quelque chose de fascinant. Les comédiens lisent et disent ces lettres avec talent. Mais pourquoi ce casting ? On aurait imaginé d'autres physiques, d'autres visages pour dire cette singulière parole d'amour.
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