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[verso-hebdo]
01-11-2018
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Mirò, un feu dans les ruines, Rémi Labrusse, « Bibliothèque », Hazan, 416 p., 25 euros

Les éditions Hazan nous prose une étude très approfondie et remarquable de l'oeuvre deJoan Mirò. Elle ne concerne que les années d'entre les deux guerres, c'est-à-dire à partir du moment où il est pour la première fois de passage Paris en 192o. Quand il a fait ses études artistiques à Barcelone, il a bien entendu parler de ce qui se passait dans la capitale française ; mais il n'en a eu qu'une vision très fragmentaire et ne savait pas grand chose du cubisme et des recherches de Picasso et de Braque. Quand il arrive, en 192o, laissant derrière lui les îles Baléares de sa prime jeunesse et de ses racines, dans cette ville déjà mythique et désormais considérée comme l'officine mondiale de l'art moderne, la période héroïque est passée. Le cubisme est devenu une école et il y a eu une sorte de "rappel l'ordre". Désormais triomphe l'Ecole de Paris, hétéroclite par définition. Le dadaïsme est une des rares mouvements d'avant-garde d'alors et il regarde plutôt de ce côté là. L'auteur détaille les faits et gestes de l'artiste, surtout montre quelle évolution (rapide) connaît alors son cheminement artistique. Il aurait assisté à une manifestation Dada à la salle Gaveau le 26 mai, mais ce n'est pas une certitude. En revanche, il expose au Salon d'Automne. Il revient en France en 1921 et alors Picasso le présente au marchand Léonce Rosenberg et commence à fréquenter le monde littéraire (Max Jacob, Maurice Raynal, Pierre Reverdy, etc.) ; il aurait aussi fréquenté le cercle des amis d'André Masson. Mais il ne parvient pas à présenter La Ferme au Salon d'automne de 1922. Lorsque le surréalisme voit le jour en 1924, il s'inscrit aussitôt dans cette tendance, mais tout en gardant ses distances. Il n'a fait la connaissance d'André Breton et de Louis Aragon qu'en 1925. S'il se sent proche du mouvement surréaliste, il ne cherche s'y intégrer sans retenue. Il a une exposition personnelle à la galerie Pierre Loeb. Toute l'aventure picturale de Joan Mirò est relatée dans le détail, avec précision, et les observations très fines de l'auteur montrent que son développement esthétique n'a pas été si simple et si linéaire. C'est une recherche très poussée et néanmoins parfaitement claire. Rémi Labrusse s'est montré dans cette longue étude très prudent et n'affirme que ce qui est parfaitement documenté. C'est sans doute le meilleur ouvrage sur l'artiste catalan et l'on regrette qu'il ne l'allait pas poursuivi pour parler des années d'après-guerre où, là aussi, il y aurait beaucoup de précisions apporter, en particulier sur la fameuse ligne qui traverse une surface parfaitement monochrome et sur les tableaux brûlés. Cela étant dit, ce livre permet tout de même de comprendre comment il s'est inséré dans le contexte de l'art français de la période traité »e et quels ont été ses rapports avec les surréalistes.




Burri Plastiche, Bruno Corrà, Forma, TornabuoniArt, 140 p., 5o euros

La galerie Tornabuoni de Paris présente en ce moment une superbe exposition d'Alberto Burri (1915-1995) qui concerne essentiellement la seconde partie de son oeuvre. L'exposition est si riche qu'on pourrait parler d'une micro-rétrospective. Bien sûr, on n'y voit pas des oeuvres monumentales comme celles qui figurent dans sa fondation de Città di Castello, une ancienne manufacture de tabac d'une dimension impressionnante. Mais on peut avoir le plaisir de voir des oeuvres insolites, qu'on n'a pas eu l'occasion de voir et le parcours impressionnant se termine par une série de compositions en noir et or. Malheureusement, la galerie italienne ne publiera un catalogue qu' l'occasion de la prochaine Biennale de Venise. En attendant, je vous entretiendrai d'un beau catalogue publié cette même année qui concerne une suite de tableaux qu'il a entrepris au cours es années 195o et qui l'ont rendu célèbre : il s'agit où il a allié deux éléments : la matière plastique et le feu. Il s'agissait pour lui de placer des feuilles de plastique sur des formes abstraites, souvent rouges, et puis d'utiliser la flamme d'un chalumeau. Le plastique se troue, se rétracte, et la combustion a noirci une partie de la surface, en créant ainsi des trouées très opaques dans la monochromie initiale. Le résultat est très impressionnant. D'une certaine façon, il prolonge l'esprit du polymatiérisme introduit par le peintre futuriste Enrico Prampolini, mais en utilisant une technique et des moyens qui étaient loin des siens. L'ouvrage est passionnant plus des égards car il présente, en plus des tableaux, de nombreuses photographies en noir et blanc de l'artiste au travail, ce qui nous permet de comprendre pas à pas comment il réalisait ces ouvrages particuliers. Il est sans doute le premier à avoir utilisé le feu dans un travail plastique, avant Yves Klein et Joan Mirò (mais leurs démarches respectives étaient complètement différentes). Il y avait chez Burri sans nul doute le désir de dépasser les termes de l'abstraction de cette époque, marquée par l'Expressionnisme abstrait américain, l'Ecole de Paris, le MAC et le spatialisme de Lucio Fontana à Milan. Quelques unes de ces oeuvres vont plus loin dans ce dépassement car il u a utilisé la seule matière pastique tendue sur un châssis sur un fond neutre, la plupart du temps blanc. La peinture n'existe plus en tant que telle. Pendant les années 196o, il a noirci le plastique translucide et en a tiré des formes tourmentées. Quoi qu'il en soit, il n'a pas voulu poursuivre cette recherche jusqu'à ses conséquences extrêmes, peut-être pour ne pas tomber dans un système. Il a ensuite expérimenté d'autres matériaux, a produit des formes abstraites, mais plus géométriques, et a même introduit des mots dans ses toiles ou ses reliefs craquelés, les Crete, dont certaines sont de véritables sculptures monumentales, comme celle qui se trouve à Gibelina en Sicile. Cette quête assez mal connue du public français, est une des pierres angulaires de l'abstraction de l'après-guerre. L'exposition en cours (jusqu'au 22 décembre, Passage de Retz à Paris) peut déjà donner une idée assez précise d'une partie de son cheminement artistique.




Portrait d'un héros, hommage à Rol-Tanguy, Alberto Giacometti, éditions Invenit / Musé de La Piscine, Roubaix, 126 p., 15 euros

L'idée est excellente : présenter une exposition dossier autour d'une oeuvre d'Alberto Giacometti. Il s'agit du buste du colonel Henri Rol-Tanguy, militant communiste, responsable de la résistance en Ile-de-France et organisateur de l'insurrection de Paris contre l'occupant nazi. A la même époque, en 1946, l'artiste travaillait un portrait de Louis Aragon et c'est ce dernier qui a arrangé cette rencontre. Sans doute voulait-il l'intégrer à son exposition « Art et Résistance », qui a été présentée au musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1946 (on aussi dit qu'il s'agirait d'un projet de monument commandité par la parti communiste, ce qui est peu probable). Cette fois, Giacometti y a travaillé très vite, beaucoup de mémoire, bien qu'il ait fait de nombreux dessins quand il s'est rendu chez son nouveau modèle. A l'époque, il avait en chantier beaucoup de projets, dont le buste minuscule de Simone de Beauvoir (qu'on peut voir dans cette exposition), ainsi qu'un portrait au crayon de Jean-Paul Sartre, entre autres. La sculpture en bronze qu'il a réalisée est de relativement petite taille, comme la plupart des ouvrages qu'il réalisait alors. Difficile de comprendre s'il s'agissait pour lui d'un projet pour une oeuvre plus importante ou non. Ce genre de dimension faisait partie de son univers plastique, qui partait d'un infiniment petit qui pouvait être néanmoins être agrandi sans problème. On découvre grâce à cette création que Giacometti avait fait des dessinés engagés (des caricatures) qui dévoilaient sa volonté de défendre le monde ouvrier. Le catalogue permet non seulement de connaître cette oeuvre spécifique, mais aussi, avec des textes intéressants et une belle documentation iconographique ce qu'a été le monde esthétique de Giacometti au sortir de la dernière guerre.




L'Homme au mouton, Pablo Picasso, musée de La Piscine, Roubaix / Snoeck, 176 p., 26 euros

Il semblerait que la grande exposition du sculpteur allemand Arno Breker, l'artiste préféré d'Adolf Hitler (ami intime de Jean Cocteau, sur lequel le sculpteur Despiau publie alors un livre), qui a eu lieu l'Orangerie au printemps 1942 ait donné l'idée à Picasso de faire une sculpture qui puisse s'inscrire dans l'espace de la cité, mais dans une toute autre manière. Il est parvenu à se procurer le matériau indispensable à la fonte, ce qui était une gageure une époque où les Allemands ont saisi un grand nombre de monuments à Paris, laissant bien des socles sans statues. Clare Finn a écrit un essai tout à fait intéressant à ce sujet dans le catalogue. Le gouvernement de Vichy, de son côté, a laissé une campagne de récupération de métaux non ferreux. Assez curieusement, c'est alors que l'artiste se lance dans des projets de sculptures et parvient faire couler son Homme au mouton. Après, les fonderies ferment leurs portes. Il faudrait ajouter qu'alors que le papier manque cruellement et que les éditeurs doivent négocier avec l'occupant pour en obtenir (Gallimard confie alors le direction de la Nrf à Pierre Drieu La Rochelle en gage de sa bonne disposition à son égard), Picasso a l'idée alord de faire réaliser un livre d'artiste luxueux, tiré à 226 exemplaires par Fabiani avec 31 eaux-fortes illustrant l'Histoire naturelle de Buffon. Ces dessins auraient été réalisés en 1936. Ils se caractérisent par un relatif réalisme, tout comme d'ailleurs sa sculpture. Dans son Journal d'occupation (publié par Gallimard dans la collection de La Pléiade) raconte longuement la visite qu'il a faite dans l'atelier de l'artiste avec des officiers supérieurs allemands. Picasso, citoyen espagnol, avait de bons rapports avec ces derniers. Mais il n'a jamais collaboré. A la Libération, il adhère au parti communiste et fréquente assidûment Eluard et Aragon. Ce revirement politique surprenant n'a jamais eu d'explication ! Quoi qu'il en soit, en 1949, il offre cette sculpture à la petite ville méridionale de Vallauris (Cécile Godefroy explique très bien dans son essai ce que Picasso a pu concevoir dans cette optique jusque là). A l'origine, elle aurait dû figurer dans la chapelle du château qu'il a décorée, mais il a préféré la faire mettre sur la place du marché pour ne pas lui donner une dimension religieuse. Le monument est inauguré en 195o sous l'égide du parti communiste français. L'exposition et le catalogue sont véritablement passionnants, même si les mystères qui entourent la conception de cette oeuvre ne sont pas dissipés ! François Gaudichon a tenu faire figurer un tableau de 1942, L'Aubade, un ouvrage remarquable qui est tout sauf une composition conformiste ! Et il a eu raison, car Picasso, a été un artiste ayant plusieurs facettes ! La documentation photographique et les textes qui l'accompagne permettent vraiment de suivre l'étrange aventure de cette création qui a fait date.




L'oeuvre au monde, Hervé Di Rosa, La Piscine / Snoeck, 224 p., 3o euros

Le musée La Piscine Roubaix vient de rouvrir ses portes après des mois de travaux conséquent pour son agrandissement. Une grande galerie de sculpture a pu être installée ainsi qu'une vaste salle dédiée l'histoire de la ville, avec l'immense toile représentant l'inauguration de l'hôtel-de-ville. Parmi les diverses expositions présentées pour célébrer cet événement, le directeur a curieusement choisi d'organiser une grande exposition d'un des principaux artistes de la Figuration libre, Hervé Di Rosa ; la chose peut surprendre connaissant ses choix et ses goûts. Mais peu importe. L'exposition a été organisée autour de la notion de voyage, l'artiste ayant tenu à relater dans ses ouvrages picturaux ses nombreuses déambulations de par l'univers. Par exemple, quand il va au Portugal, il en revient en réalisant en 2o16 des azuleros à sa manière très iconoclaste. C'est peu près toujours le cas : son voyage à la Réunion lui fait créer des poissons lunes et les jours qu'il passe à Dubaî lui fait réinterpréter des cadrans téléphoniques circulaires. Il faut reconnaître que c'est fort divertissant. Je dois reconnaître voir eu un faible pour la série des Virgen de l'arte (2o13), qui évoque la Semaine Sainte à Séville. Les tableaux de Paris Nord sont moins parlants car il rappelle un peu l'esprit de la Figuration narrative ; ce qu'il a fait à Porto-Novo et à Addis-Abeba est plus onirique ! Comment exposer mon sentiment ? Hervé Di Rosa a du talent, c'est indéniable, du savoir faire et aussi de l'invention. Mais je ne parviens pas à entrer dans une relation forte d'empathie avec son oeuvre, car son penchant pour la bande dessinée et les arts dits mineurs ne me convainc pas. C'est drôle et a une forte charge parodique, grotesque, caricaturale, mais en fin de compte, il démontre qu'il est un peintre qui a des facultés. C'est sans doute paradoxal, mais c'est ce que je ressens. En tout cas, je conseille aux habitants de Roubaix et de sa région (et même d'ailleurs) de voir cette exposition et de se faire leur jugement par eux-mêmes. Je ne veux pas faire un procès à cet artiste, qui m'est sympathique et qui a eu la bonne idée de créer le MIAM de Sète.




Eroica, Pierre Ducrozet, Babel, 27o p., 8, 5o euros

On peut vraiment s'interroger sur ce livre. Il ne se présente pas comme un ouvrage d'historien d'art, mais comme un roman. Toutefois, le héros de cette histoire est un artiste bien réel, Jean-Michel Basquiat (196o-1988). Tous les éléments étaient réunis pour faire de lui une légende : il est mort très jeune, était beau, était homosexuel et se droguait. Né à Brooklyn, dans un quartier défavorisé de New York City, de parents l'un d'origine haïtienne, l'autre d'origine portoricaine. Sa mère, Mathilde, l'a encouragé dans la voie de l'art. Après avoir séjourné plusieurs années à Porto Rico, il rentre à New York et fréquente une école privée. Il ne termine pas ses études, fait une fugue et doit quitter le domicile paternel. Pour gagner sa vie, il exerce alors différents petits métiers. C'est à partir de 1976 qu'il commence, avec des amis, faire ce qu'on appelle aujourd'hui du Street Art. Il alors adopte le pseudonyme de SAMO. Mais ans doute a-t-il déjà derrière la tête une petite idée car il « graffe » à proximité des galeries en vue du Village. On le remarque parmi les nombreux jeunes artistes qui ont choisi alors de s'exprimer sur les murs de la ville. En 1978, un article lui est consacré dans le périodique Village Voice. C'est le point de départ de sa carrière. Un an plus tard, il fonde un groupe de rock'n roll nommé Gray. Deux ans plus tard, il joue dans un film produit par Glenn O'Brien, qui le présente à Andy Warhol. C'est la prestigieuse revue Artforum qui publie le premier article sur son compte. Peu après, la galeriste Annina Nosei lui organise sa première exposition personnelle. Il passe peu après dans la puissante galerie Lary Gasosian. Sa collaboration étroite avec Warhol finit d'asseoir sa réputation : il fait désormais partie des artistes à la mode. La suite tout le monde la connaît : sa côte est depuis sa mort au zénith et une multitude de faux circulent des prix exorbitants. Ce qu'a fait Pierre Ducrozer n'est que de ramasser des anecdotes plus ou moins vraies et de gonfler le mythe de cet artiste, qui savait déjà lui-même très bien le gérer à l'école de son maître et ami Warhol. Ce n'est pas le premier livre de ce genre et certainement pas, hélas, le dernier. En dehors de cette « fabrication » éhontée, le livre est écrit assez médiocrement.




Molière, Georges Forestier, « Biographies », Gallimard, 544 p., 24 euros

C'est une très grande ambition qui a présidé à l'écriture de cette nouvelle biographie de Molière. L'auteur déclare dans son introduction qu'il rejette tout ce qui a été écrit au sujet du grand homme de théâtre jusqu'à ce jour. Et il explique pourquoi : d'une part, il n'existe pas de documents écrits de la main de l'auteur ; de l'autre, presque tout ce qui a été fait après sa mort repose sur un ouvrage écrit de la main de Grimarest, qui est censé avoir recueilli de nombreux témoignages de ses amis et collaborateurs, mais après un certain laps de temps. Ce dernier a beaucoup brodé et ses assertions ne sont pas souvent étayées. Mais sa biographie a rapidement été publiée avec l'oeuvre complet de Molière. De plus, depuis sa disparition, un mythe s'est forgé propos de l'auteur du Tartuffe, et aussi sa gloire a été définitivement établie dans le Panthéon de la littérature française (l'auteur consacre d'ailleurs un épilogue passionnant sur la façon dont ses contemporains, de Nicolas Boileau à Jean de La Fontaine ont vanté ses vertus d'auteur de théâtre, faisant de lui un grand comédien et un grand poète). Malgré la difficulté de l'entreprise, due essentiellement au manque de documents de première main. Georges Forestier s'est donc employé à rechercher dans des archives d'autres sources, qui ne permettent pas de reconstruire le vrai visage de l'écrivain, mais qui permettent de préciser pas mal de questions sur le plan pratique, surtout en ce qui concerne sa vie professionnelle. Si son livre ne se lit pas avec l'émotion qu'on ressent quand on lit des biographies d'André Maurois ou, mieux encore, de Stefan Zweig, il n'en est pas moins vrai qu'il a l'allure d'une sorte de roman policier qui recueilles tous les indices fiables permettant de mieux connaître et l'homme de théâtre et son univers. En fin de compte, on découvre comment il a bâti sa carrière et dans des termes qui ne sont plus ceux de la belle fable. C'est une façon de découvrir comment existait le théâtre au XVIIe siècle, autant sur le plan financier, technique, publicitaire, tout en mettant en relief les relations avec le pouvoir et aussi le public et la critique. Il nous fait découvrir Molière comme un grand stratège dans son art, sachant utiliser son talent en montant sur scène au milieu de ses comédiens ou en faisant de la publicité pour ses création. Cette reconstruction est vraiment extraordinaire, car elle nous fait découvrir le théâtre d'alors sous un autre éclairage. On apprend aussi beaucoup de choses sur l'élaboration des spectacles, ses collaborations (forcées) avec Lully qui régnait sur la musique royale (on comprend que Molière a souhaité se débarrasser de cette emprise du ballet même si d'excellents résultats en sont issus), sur la distribution des rôles, en somme sur la machinerie de la création de ses pièces. Le résultat de cette longue investigation est une grande réussite : ce Molière finit par exister avec plus d'éclat et dans un contexte soigneusement étudié ; bien sûr, on n'en saura pas plus sur sa vie sentimentale et sur sa qualité d'homme de lettres, l'auteur se gardant bien d'entrer dans l'inépuisable débat pour savoir si Pierre Corneille a écrit tout ou partie de ses vers. L'ambition de Georges Forestier n'a donc pas été vaine, car après l'avoir lu, on ne peut plus voir et comprendre Molière comme avant. Et pour les âmes romantiques, je leur conseille de lire Le Roman de monsieur Molière que Mikhaïl Boulgakov a écrit en 1933 (publié expurgé seulement en 1962), une oeuvre magnifique.




Le Directeur, Anthony Trollope, traduit de l'anglais par Isabelle Gadouin, Folio classique, 4oo p., 7,8o euros

Ce roman, intitulé The Warden en anglais, a paru en 1855. C'est le quatrième volume qu'Anthony Trollope (1815-1882) a fait paraître de la série des « Chroniques du Barsetshire «, qui compte six volumes (le dernier a été écrit en 1867) qui lui ont assuré une solide notoriété littéraire. Il y raconte l'histoire d'un homme, Septimus Harding, qui est le responsable de l'hôpital d'Hiran, dans la région imaginaire qui est le décor de cette série de romans. Plus qu'un hôpital, c'est plutôt un hospice charitable, qui avait été créé par le diocèse de Barchester. Il y vit avec la sa fille cadette, Eleanor, qui ne s'est pas mariée. Il assume aussi des fonctions religieuses à la cathédrale et d'une petite paroisse voisine, dont il est le vicaire. Il se retrouve devant un problème épineux : un jeune chirurgien, qui se veut réformateur, John Bold, a lancé une campagne qui accuse le clergé local de profiter de sa position dans ces institutions de bienfaisance pour s'assurer des revenus confortables et injustifiés. Ce polémiste a pourtant eu d'excellents rapports avec notre héros et a aussi eu des relations sentimentales avec Eleanor, qui ne se sont malheureusement pas concrétisées. Il a lancé néanmoins une campagne de presse et l'on dépeint Harding comme un profiteur sans coeur. Il est d'abord soutenu par Theophilus Grantly, son beau-fils, un archidiacre. Mais ce dernier finit par faire cause commune avec l'infatigable John Bold. A la fin, Harding a été démis de ses fonctions. Cette affaire aurait pu être traité sur un ton tragique. Mais Trollope a fait tout le contraire : il a usé de beaucoup d'humour pour décrire cet univers et tous ces personnages qui mettent en scène la vie provinciale anglaise de l'époque. Il est même allé jusqu'à la satire et la caricature, ce qui le distingue complètement de la littérature britannique de son temps, tout en mettant en évidence les contradictions de la société de son temps. W. M. Thackeray et George Eliot l'ont beaucoup apprécié. Henry James a été plus critique à son égard, tout en reconnaissant ses grandes qualités de chroniqueur. Ce livre est un régal et s'il parle d'un monde révolu, il n'en a pas moins conservé toute sa fraicheur.




Tout terriblement, Guillaume Apollinaire anthologie illustrée, « Poésie », Gallimard, 152 p., 8, 3o euros

Qui d'entre vous n'a pas appris « Le Pont Mirabeau » pendant sa scolarité ? Guillaume Apollinaire fait désormais partie de notre univers culturel avec ses poèmes, ses écrits sur l'art et aussi sa correspondance avec ses amoureuses. Il incarne le début du XXe siècle avec la modernité qu'il a introduite avec ses calligrammes et sa passion pour le cubisme. On fête cette année le centenaire de sa mort prématurée à l'âge de trente-huit ans : il a survécu à sa blessure de guerre la tête quand il se trouvait sur front comme artilleur (il a été trépané), mais a été emporté le 11 novembre, le jour de l'armistice, par la grippe espagnole comme de smillions d'Européens. Les illustrations choisies pour accompagnée cette anthologie (qui comprend « Zone » et « La Chanson du mal-aimé ») n'ont pas été réalisées pour un de ses recueils, mais appartiennent son époque et ses choix esthétiques (à part Marcel Duchamp, qui est obligatoire en toutes circonstances !). Mais cela fait un joli livre à offrir à une personne qui n'a pas encore découvert l'auteur d'Alcools. C'est très joliment fait et constitue une introduction séduisante ce merveilleux poète.




Le Goût du fantastique, Elsa Gribinski, « Le Petit Mercure », Mercure de France, 144 p., 8, 5o euros

Cette collection est désormais une petite institution et on attend chaque fois avec impatience certains titres ; celui-ci est délicieux. Bien sûr, le thèmetraité ici est très vaste, puisque que nous partons d'Homère et d'Hérodote pour arriver peu ou prou jusqu'au temps présent. Nous retrouvons bien sûr les plus grands noms de la littérature (Gustave Flaubert, Cyrano de Bergerac, Edgar Allan Poe, M. Boulgakov, Lewis Carroll, Charles Baudelaire, Franz Kafka) et aussi ceux qui ont abondé dans le genre en des termes plus scientifiques comme Jules Verne et H. G. Wells. Et puis il y a les spécialistes du genre, tels H P. Lovecraft et Ray Bradbury. Hofmann y tient aussi une place de choix. On aurait pu choisir encore bien des écrivains, mais la sélection est tout fait recevable et le lecteur aura plaisir à lire ces savoureux extraits qui les conduiront, il faut l'espérer, à découvrir les auteurs qu'ils n'ont pas encore approchés. L'auteur a choisi de mettre en scène toutes les facettes possibles du fantastique de Pline l'Ancien à Adolfo Bios Casares. C'est bien présenté et construit avec intelligence, d'autant plus que ces anthologies sont plus complexes qu'on le croit à établir et rendre plaisantes




Mont-Dragon, Robert Margerit, « La Petite Vermillon », La Table Ronde, 416 p., 8,9o euros

Ce roman, Julien Gracq l'a considéré comme étant le meilleur de l'après-guerre. C'est vrai, c'est un bel ouvrage, mais je ne partagerai pas l'enthousiasme inconditionnel de l'auteur d'Un balcon en forêt. Je trouve l'histoire un peu distendue, avec des longueurs excessives. Mais il faut retenir la beauté de l'écriture, la finesse de la description des paysages et la vivacité des dialogues. Le héros de cette histoire, Georges Dormond, veut être regardé come une sorte de synthèse entre l'archétype du séducteur de Soren Kierkegaard et le Valmont des Liaisons dangereuses. Il arrive dans la belle propriété des Boismênil où on élève avec soin des chevaux de race. Y règne Madame Germaine de Boismênil, qui vit en compagnie de sa fille Marthe. Cette dernière est très attirée par un jeune homme, Michel, et tout le monde pense à des fiançailles prochaines. Il y a aussi le petit personnel, dont Gaston, qui soigne et entraine les chevaux et Pierrette, qui est la domestique attitrée de la maîtresse de maison. Dormond, qui est un libertin, va semer le trouble dans cet univers paisible. Il emploie les stratagèmes les plus éhontés pour troubler Marthe, en lui faisant lire des livres du second rayon, et pour séduire Germaine. Cette dernière tombe amoureuse de sa jeune servante et entretient avec elle des relations saphiques. Georges Dormond fait tout ce qui est en son pouvoir pour la séduire, séduire la fille et la domestique également, mais en suivant manifestement un plan, avec méthode et aussi avec lenteur. Les chevauchées dans la forêt et dans la carrière, sous prétexte d'entraînement et de dressage, sont des occasions rêvées pour lui permettre d'avancer ses pions sur l'échiquier. Il engendre une tension croissante dans cet univers. Mais Dormond est tué à la fin et on ne saura jamais s'il avait voulu parvenir à ses fins ou seulement jouer un jeu cruel et pervers. On se laisse prendre à cette histoire assez cruelle et alambiquée qui fait remonter la surface les passions les plus secrètes de tous les protagonistes. C'est tout de même un beau roman, singulier, assez unique dans son genre pour l'art romanesque de l'après-guerre.
Gérard-Georges Lemaire
01-11-2018
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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