La violence des passions, qu'elle soit traitée au cinéma ou dans le spectacle vivant, incline le réalisateur ou le dramaturge, le metteur en scène, à travailler davantage sur l'énergie qui emporte que sur les détails qui arrêtent. Ce qu'on perd sans doute en nuances, on le gagne en intensité. La reprise au cinéma du film Écrit sur du vent (1956) de Douglas Sirk, et le spectacle tiré du drame de Federico Garcia Lorca, Noces de sang, monté par Vincent Goethals, nous offrent deux beaux exemples de ces traitements des passions en intensités.
Les violentes bourrasques d'automne, les éclats musicaux de Frank Skinner et les increvables démons du passé emportent, dans Écrit sur du vent, les passions... Le personnage de Kyle Hadley (Robert Stack), en dépit de son arrogance affichée de milliardaire, reste la misérable victime de l'histoire. Sentiment d'infériorité et homosexualité refoulés, paranoïa et haine de soi, alcoolisme : fuyant ce qui le taraude, Kyle tente en vain de se reconstruire dans et par l'amour de Lucy (Laurent Bacall), qui consent à l'épouser. Mais il aura toujours été dans l'ombre d'un père castrateur, et dans une trouble admiration pour son ami d'enfance, Mitch (Rock Hudson), qui représente ce qu'il aurait voulu être. Apprenant par un médecin qu'il a de fort risques d'être stérile, induit en erreur par sa soeur Marylee, amoureuse de Mitch, et sachant que ce dernier a toujours été épris de Lucy, Kyle va se laisser entraîner dans un délire de jalousie meurtrière à l'encontre de son meilleur ami. Un « happy end » bien amer ne survient que de justesse dans ce mélodrame flamboyant que réalise Sirk, homme de théâtre d'abord, et largement inspiré ici par la psychanalyse, débarquée sur le sol américain. Les effets dramatiques surlignés par la musique, les teintes carte postale du technicolor donnent quelque emphase aux passions. Mais celles-ci, peu ou prou, se donnent toujours en spectacle à elles-mêmes. Passé un certain seuil, meurtrières ou pas, elles ne suivent que leur folie.
Des archétypes, plus que des symboles, magnétisent le drame en trois actes de Federico Garcia Lorca, Noces de sang. Le banal et malheureux fait divers qui a inspiré la pièce s'efface, et il reste seulement quelques grands thèmes de l'inconscient collectif, moins universel qu'espagnol sans doute. L'amour-passion devient ici une forme de prédestination, à laquelle on ne peut pas plus échapper qu'aux rites sanglants de l'honneur. À son appel absolu répond celui de la vengeance, qui jusqu'au meurtre s'exacerbe... Vincent Goethals a mis en scène, dans le cadre des Fêtes Nocturnes de Grignan, la pièce de Lorca, et l'éclaire crûment de trois couleurs : le blanc (de la noce, de la virginité, de la nappe du banquet), le rouge (du sang et de la passion), le noir (de la nuit et de la mort). Cette palette inspire le décor, la lumière, les costumes, les accessoires. La symbolique des couleurs raconte tout le drame à sa façon. Par le seul regard, et un peu d'intuition imaginative, un spectateur malentendant comprendrait l'évolution fatale de l'action : c'est dire !... Mais il perdrait bien sûr la voluptueuse musique (direction de Gabriel Mattei) accompagnant cette tragédie qui émane d'une société rurale, traditionnelle, figée par les codes patriarcaux. Il n'entendrait pas la mélodie et les chants, lesquels donnent toute leur substance à certaines scènes. Il perdrait aussi la langue de Lorca, bien entendu, tour à tour prose et poésie : fait exceptionnel au théâtre. Langue marquée d'un baroquisme somptueux imprégné parfois de surréalisme : ce que les critiques de l'époque rejetaient... Mais quel spectacle visuel demeurerait tout de même ! De la chorégraphie changeante (Louise Hakim) aux projections lumineuses rutilantes, l'immense espace scénique qui s'ouvre, adossé au château de Grignan, est sans cesse traversé de mouvements, d'événements. Tandis que le ciel mauve du crépuscule, où trissent quelques hirondelles tardives, contribue à sa façon impériale à la scénographie d'ensemble. Sans doute ce ciel d'été sensuel de Grignan favoriserait une lecture plus païenne que chrétienne de Noces de sang. Et même si deux grandes croix sont projetées successivement sur la façade du château, c'est l'image d'une passion méditerranéenne, d'une tragédie grecque qui semble s'imposer. La chair, le sang, les couteaux, la fuite à cheval sous un ciel étoilé échappent à la religion, la contestent, comme tout le théâtre de Lorca d'ailleurs... Une jeune fille, le jour de son mariage, finit par répondre à l'appel ardent de son ancienne passion : l'histoire, simple, dont le déroulement est prévisible, se double d'une rivalité sanglante entre deux familles. Comment ne pas penser aussi au superbe Roméo et Juliette de Shakespeare ? Sauf qu'ici ce n'est pas l'éveil du printemps amoureux, mais le torride été d'une passion violente. « La chaleur est déterminante dans cette dramaturgie. Comme une fatalité incontournable, on n'échappe pas au soleil de plomb des campagnes andalouses. Il régit et écrase tout. », écrit Vincent Goethals. Parvenir à la température qui fait bouillir les passions, recuire les vieilles vengeances, fondre les interdits et limites... Au-delà de propos machistes et de situations traditionnelles, qu'on a du mal à recevoir aujourd'hui et qui font rire parfois le public, Noces de sang, dans cette mise en scène minimaliste et associant le public largement, dessine avec le tracé droit d'un couteau l'épure de la fatalité, comme une ligne dure entre rouge, blanc et noir.
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