Parce qu'elle fige ce qu'elle attrape, la photographie contribue à essentialiser le réel. Et si le photographe se met au service d'une cause, celle-ci prendra force de vérité à laquelle le spectateur devra, parfois à son corps défendant, se confronter.
Jusqu'au 5 avril, sont présentées à la Maison Européenne de la Photographie, dans la Galerie des Donateurs et au sous-sol, dans les Ateliers, une centaine de photographies en couleurs de Grégoire Korganow sur les prisons françaises. C'est en qualité de contrôleur des lieux de privation de liberté que Korganow a, entre 2011 et 2014, réalisé ce rigoureux travail de vérité documentaire... Presque par définition, le monde carcéral est dérobé aux regards de ceux qui vivent à l'extérieur. Voilà qui laisse prospérer l'ignorance ou le fantasme ou l'indifférence. La photographie restaure ici, par la systématicité presque scientifique de sa démarche, une vérité sans phrases qui transcende l'anecdote et/ou le pathos misérabiliste. Les cellules, les cours de promenade, les parloirs, les douches, le quartier disciplinaire (le « mitard »), les ateliers, etc. : rien n'échappe à cet oeil précis du photographe, qui en sait beaucoup sur le sujet. Des explications très bien documentées accompagnent en effet les photos. La force de ces photographies réside clairement dans leur sobriété, car il n'est guère besoin d'effets spéciaux pour signifier la froideur, l'enfermement, le promiscuité, l'écrasante monotonie de ces lieux. Au passage, il convient de rappeler que la France a été plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour « traitement dégradant » dans les prisons, à cause de certaines conditions indignes de détention. Le visiteur de l'exposition ne peut, dès lors, se dérober : point de ruses dilatoires, confronté à l'urgence de cette vérité photographique !... Certes, il a le droit d'estimer que les délinquants méritent tout à fait ce sort (encore que la lecture des thèses originales du sociologue Loïc Wacquant sur la question ébranlerait cette position simpliste), mais il ne peut plus se raconter des fariboles sur les « prisons 5 étoiles » (sic), car les photographies de Korganow l'en empêchent, l'en dissuadent même. La retenue de l'artiste documentariste ne fut pas facile, elle a dû se faire par renoncements successifs. L'effet frontal de vérité en fut la récompense...
Pieter Hugo aurait voulu être sculpteur, il est photographe. Ses photos hyperréalistes en couleurs (ocre rouge, terre de Sienne brûlée...) exhument quelques Africains de la terre ensanglantée de l'apartheid pour, dans un face-à-face hurlant et silencieux, les confronter au spectateur. Les portraits captivants, donnés à voir jusqu'au 26 avril, bien que très composés, éludent tout artifice, toute emphase au profit d'une vérité qui empoigne les visiteurs de la Fondation HCB... Cette série « Kin » (l'intime), confrontation du photographe à sa terre natale, l'Afrique du Sud, passe d'abord par des personnes : Ann Sallies, la nourrice noire de Pieter Hugo, porte tout son destin ancillaire sur son humble apparence, de jeunes Africains en casquette, après leur rite d'initiation, nous demandent quel sera leur avenir désormais, Thoba Calvin et Tshepo Cameron Sithole Modisane, deux Africains en tenue traditionnelle, lovés l'un contre l'autre sur un lit tout blanc, scrutent notre regard, Daniel Richards, un blanc tatoué, nous défie de ses yeux pers... Pieter Hugo confie que ses portraits sont des parties de lui-même : comment est-ce possible ? C'est que l'identité de celui qui, à la fin de l'apartheid en 1991, n'avait que quinze ans, reste éclatée, inquiète, problématique: « L'Afrique est ma terre natale, mais je suis blanc. Je me sens africain, quel qu'en soit le sens, mais si on demande à n'importe qui en Afrique du Sud si je suis africain, la réponse sera toujours négative. Je ne me sens pas en phase avec la topographie sociale de cette terre, et c'est sûrement la raison pour laquelle je suis devenu photographe », dit Pieter Hugo.
Confrontation de l'artiste aux incarnations de son identité, et de ces êtres éminemment présents, enracinés dans une tragique histoire, aux spectateurs qui, eux, ne font que passer... Les photos en noir et blanc qu'il présentait aux Rencontres photographiques d'Arles il y a deux ans (nous les avions remarquées à cette occasion), ironisaient déjà sur les distinctions raciales : par un procédé numérique jouant sur les pigments de la peau, et en noircissant les visages des Blancs, Pieter Hugo illustrait sa critique radicale de l'apartheid. Auparavant, ses photos saisissantes du Rwanda après le génocide nous interrogeaient : qu'est-ce qui se passe donc sur les terres d'Afrique ?... A la Fondation HCB, on trouve aussi (une quarantaine d'oeuvres en tout sont présentées) des photos variées de sites ; mais l'unité de la démarche reste évidente. Par le biais de la photographie, sans donc l'esquive du temps et du mouvement qui relativisent toutes choses, l'artiste se confronte à une vérité (et confronte le spectateur à une vérité) laissant affleurer des strates de sens. Par exemple l'intime, qui tisse des liens mystérieux sous les murs de séparation, la culpabilité sourde d'un Blanc en Afrique du Sud, puis la fascination pour une terre, sa couleur ocre et ses hommes, tellement marqués...
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