Mauvais sang, Les nazis et l'art « dégénéré », Jean-Marie Touratier, Galilée, 112 p., 14 euro
Cet essai de Jean-Marie Touratier est remarquable. Il nous fournit avec une concision rare et une précision tout aussi rare les clefs pour comprendre le sens de l'exposition de l'art dégénéré (Austellung Entarte Kunst) qui a été inaugurée à Munich le 19 juillet 1937. Pour ce faire, il a pris un peu de distance et l'a inscrite dans un contexte idéologique qui permet d'en saisir toutes les implications. Pour ce faire, il commence par l'évocation du grand défilé historique qui a eu lieu la veille (on peut d'ailleurs assister à une partie de cette incroyable parade qui fait remonter le peuple allemand jusqu'aux Grecs antiques - d'aucuns ont même prétendu que l'écriture gothique est un avatar du grec ancien - en passant par Rome, le Saint Empire Romain Germanique et la Réforme (cette question est fondamentale car Luther a développé des thèses antijudaïques violentes). Touratier analyse avec finesse cette mascarade un peu grotesque et carnavalesque, mais qui ancre dans l'histoire la supériorité des peuples germains. Cela fait partie d'un projet culturel qui doit être celui de la civilisation allemande qui, en se fondant sur ce passé réinventé, est légitimée pour dominer l'Europe et même le monde. Ce qui fait la valeur de cette recherche, c'est que son auteur a su mettre en avant les principes essentiels de la représentation de l'univers selon les critères du nazisme. C'est d'abord une supériorité raciale qui se dégage et ensuite une supériorité esthétique. Les grands théoriciens de cette « archéologie politique » ont imposé une pédagogie dont cet événement est une expression spectaculaire, mais qui est complétée par les impressionnantes fêtes national-socialistes Dès 1929, Wilhelm Frick, ministre de l'Intérieur, a pu en Thuringe donné le premier coup contre l'art moderne. Goebbels, devenu en 1933 ministre de la propagande met en oeuvre sans attendre l'aryanisation de la culture et appelle au soutient de toutes formes d'expression artistique proches des conceptions de l'Etat tel que l'entend Adolf Hitler (qui a produit plusieurs textes ce sujet qui lui tient particulièrement coeur). Ce qui signifie la stigmatisation de toute autre forme d'expression « métèque » ou « métissée ». Alfred Rosenberg, auteur du Mythe du XXe siècle, Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps (1936, plus de 5oo.ooo exemplaires vendus) et Guillaume Weiss figurent parmi les principaux protagonistes de cette culture mise au service exclusif d'une idéologie totalitaire. Revenons à ces journées de l'été 1927. C'est alors qu'est inaugurée la Haus der Deutschen Kunst où est présentée la grande exposition d'art allemand alors que l'Institut archéologique abrite celle de l'art dégénéré. En sorte que le tout met en scène ce qui est louable et ce qui est inadmissible. Il est à noter que l' « Entarte Kunst » aura près du double de visiteurs que celle de l'art pur (environ deux millions). Tout cela est placé dans la perspective d'un projet colossal, qui comprend la création d'un grand musée à Linz, ville natale du Führer. Goebbels a publié la liste des « bénis de Dieu », - les artistes dignes du régime -, surtout ceux qui ont pris part la Grosse Deutsche Austellung de 1939. Jean-Marie Touratier explique le sens profond de « dégénéré » et sait dégager avec netteté les contours de cette Kultur dont le fondement est d'abord violemment racial avant d'être esthétique. Il ne s'agit pas pour lui de relater dans le détail l'exposition de l'art dégénéré, mais plutôt de la situer dans une totalité conceptuelle plus vaste car elle n'est qu'un élément de cette stratégie globale visant à imposer des critères idéologiques aux arts.
Les Académies d'art, Nikolaus Pevsner, traduit de l'anglais par Jean-Jacques Bretou, préface d'Antonio Pinelli, « Les Mondes de l'art », Klincksieck, 488 p., 23,5o euro
De Nikolaus Pevsner (192-1983), on connaissait surtout les «études sur l'architecture et les arts appliqués. Cet ouvrage démontre qu'il a d'abord été un exceptionnel historien d'art. Commencé en Allemagne au début des années 193o, à l'époque où il a enseigné l'université de Göttingen. Il s'est exilé en Grande-Bretagne en 1934, étant d'origine juive. Il l'a donc achevé à Londres et le livre a paru en 194o. Il examine à fond ce qu'ont été les premières académies en Italie qui sont apparues en pleine Renaissance. C'est Côme le grand qui a permis la création du Chorus Achademiae Florentinae au cours des années 145o. Par la suite sont nées l'Academia Romana et la Bessarionae Academia, celle-ci au cours des années 147o. Mais c'est l'Accademia Platonica (ce nom lui a été donné ultérieurement) créée par Laurent le Magnifique qui a laissé une empreinte décisive dans l'histoire de la culture occidentale. Ces séances se tenaient dans une ville en dehors de la ville, dans la villa de Careggi appartenant la puissante famille Médicis. Marsile Ficin en a été l'instigateur et le membre le plus influent. Déjà à l'époque de Côme, le grand-père de Laurent, il avait eu une place importante dans la vie intellectuelle florentine. Il est désormais l'Academiae Princeps de ce nouvel humanisme. Rous ces érudits avaient pour dénominateur commun de s'éloigner avec résolution de la scolastique, de l'aristotélisme et de pencher pour une philosophie néoplatonicienne et aussi de revendiquer la pensée de Cicéron. Pevsner souligne ce glissement sémantique qui était de conséquence et qui fait qu'aujourd'hui académie et université peuvent avoir le même sens. Il tient aussi à noter que le nombre des académies est considérable au XVIIe siècle, et le champ de leurs activités ne cessant de croître. En ce qui concerne les arts plastiques, la première académie connue est l'Academia Leonardi Vinci, dont l'existence a été mise en doute. Si le grand peintre n'a jamais songé fonder une telle « école », il est possible qu'une cercle de ses amateurs aient pu lui donner vie, dont un certain Bertoldo était le mentor. L'auteur explique alors en détail quelles sont les conditions qui ont conduit la création des académies d'art. Le statut de l'artiste changeant, son éducation devait être mieux préparée. L'Accademia del Disegno a été fondée par Giorgio Vasari Florence. Avant elle, il n'y avait eu que la Fiorentina, née en 1541, sous la direction de Bandinelli. C'est un moment charnière car, avec Vasari, l'académie commence prendre son apparence moderne. Il y avait des cours de dessin, de perspective, de géométrie. Les jeunes artistes devaient présenter un morceau de réception pour y être admis et devaient respecter ses statuts. De plus, l'institution était placée sous la férule du grand-duc. L'Accademia di S. Luca est apparue Rome peu près la même époque (fin du XVIe siècle). A Bologne les trois frères Carrache ont eu l'idée d'une Compagnia dei Pittori. Après avoir mis en lumière les premières tentatives italiennes et leurs implications, l'auteur remonte le cours du temps et nous raconte la naissance des diverses académies en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle. C'est un traité incontournable pour connaître le développement des institutions artistiques.
L'Homme photographique, Michel Frizot, Hazan, 584 p., 29 euro
Comment définir ce livre ? Ce n'est pas une histoire, ni un explication des diverses techniques qui ont permis le développement de ce vaste domaine, même si l'une et l'autre y ont leur place. Ce n'est pas non plus une pure sociologie du phénomène et une suite d'extrapolations théoriques ou philosophiques. Il s'agit en fait de comprendre la nature de ce que l'auteur appelle l'homo photographicus. Il a eu pour parti pris de départ de considérer ce que les techniques ont pu apporter à la métamorphose de la vision du monde grâce la photographie. A première vue, cela semble une approche assez simpliste. Mais il suffit de s'engager dans la lecture de ce livre copieux et d'une grande richesse pour comprendre qu'il n'en est rien. En réalité, la reproduction photographique n'est en rien neutre et elle aboutit nécessairement, même dans la pratique la plus banale de la photographie, à adopter une forme de perception qui est sous-tendue par une conception du regard. En sorte que diverses cultures en sont issues. Et c'est l'objet de la recherche de Michel Frizot. Je prendrai pour exemple un chapitre très éclairant qui celui où il évoque la photographie de l'oeuvre célèbre (une fresque) de Léonard de Vinci, La Cène, qui se trouve dans la chapelle de l 'église de Santa Maria della Grazia à Milan. Depuis le premier cliché connu qui remonterait 188o, On remarque qu'il a eu tant de façon d'en conserver l'image et de la proposer. Il s'appuie sur la pensée de Walter Benjamin sur la réitération et la multiplication ad libitum de ce procédé, qui modifie l'idée que nous avons de l'oeuvre : elle est d'abord en noir et blanc et son format est réduit. D'une certaine manière, le cliché introduit une interprétation qui n'est pas volontaire, mais inéluctable. Et cela vaut pour les affiches et cartes postales (ou autres reproductions plus ou moins fantaisiste et de plus ou moins bon goût) qui foisonnent dans les boutiques des musées du monde entier. Nous emportons avec nous l'image d'un tableau qui nous a plu, mais ce que nous avons acquis n'est pas le tableau : c'est une empreinte approximative. Il y a dans ce cas une volonté de posséder un facsimilé alors que cette reproduction la trahit en partie (par le format, mais aussi par la qualité des couleurs). Il aborde aussi une question fondamentale celle de la nature même de la reproduction d'une photographie. Il a choisi de nous parler de l'affaire des faux Man Ray qui a éclaté en 1998. Une affaire parmi tant d'autres de cette importance. Plusieurs faux ont été découverts. Mais peut-on vraiment parler de faux en matière de photographie. L'auteur fait remarquer que le caractère « vintage » de ces oeuvres (souvent de moins bonne qualité que les copies incriminées) n'est pas pertinent car les tirages d'époque restent des tirages et non des originaux. Le livre fourmille d'interrogations en tous genre sur la spécificité de ce médium et sur les attitudes adoptées par ceux qui pratiquent ce métier ou cet art, selon les cas. Tous ceux qui se passionnent pour la photographie trouveront dans ces pages matière discussion et méditation, car les problèmes soulevés sont innombrables. Il est évident que chaque sujet mériterait d'être développés plus avant. Rien que la question des faux nécessiterait des commentaires ultérieurs. Que le nombre des « originaux » pour les artistes utilisant la photographie soit limité à sept exemplaires, comme pour les sculptures en métal, est vraiment discutable. C'est un principe favorisant le marché et rassurant les collectionneurs. Mais c'est un peu dépourvu de sens. En somme, Michel Frizot fait don de ses longues et pénétrantes recherches, qui devraient en entraîner bien d'autres car tant de questions demeurent ouvertes.
Nicolas de Staël en Provence, Hôtel de Caumont, Aix-en-Provence, Culturespaces, Editions Hazan, 216 p., 29 euro
Ce catalogue est bien utile pour se débarrasser d'un certain nombre d'idées reçues sur Nicolas de Staël (1914-1955). En effet, on a souvent enfermé l'artiste dans une pratique picturale abstraite, ce qui ne correspond pas du tout à la réalité de son aventure plastique. Et même pendant une période abstraite la plus radicale, on se rend vite compte qu'il joue sur une ambiguïté très savante, comme le prouvent ses Paysages de 1953 : parfois il rend la Nature par des states de couleurs et de matières, d'autres fois, il recherche une stylisation extrême des formes, comme celle des arbres par exemple. Ces compositions démontrent que l'artiste n'avait pas opté pour une manière de peindre absolument définitive. Il n'a de laisse alors de chercher des moyens de rendre ce que les collines, les champs, la végétation proposent son regard. Il a tenté de passer d'un rendu assez évident un autre, qui demande au spectateur un effort plus grand. Il a retenu la leçon de Cézanne d'une façon très originale puis là où le maître d'Aix jouait sur des transparences et sur un emploi toujours plus grand de la couleur blanche. Il insiste sur la réalité tangible des choses avec une technique qui accentue l'effet de relief des formes qui tendent l'abstraction. Il n'a de laisse d'aller et de venir entre un rendu qui laisse place aux formes identifiables et une manière qui métamorphose tout ce qui s'est offert à son regard et à sa mémoire. Il n'a d'ailleurs pas hésité à avoir recours à des procédés dérivés de l'expressionnisme comme c'est le cas dans L'Arbre rouge. Toujours dans cette prodigieuse et prolixe année 1953, Le Soleil est une autre solution d'équilibre entre abstraction et figuration. Ce séjour au Lavandou l'a mené peut-être au sommet de son art car il a dépassé les contradictions qu'il a recherchées et exploitées entre la forme et sa relative dissolution (le Portrait d'Anne est sans doute le tournant décisif de cette quête). Mais il lui est arrivé pendant cette période de contempler des options purement constructivistes, comme la Composition-paysage, où formes et couleurs constituent une architecture sans référence. Ici l'on peut vraiment découvrir la nature profonde de sa démarche, qui n'était pas mue par des principes théoriques, mais par une volonté d'aller au devant du réel en le transformant ou en le transposant dans un univers exclusivement pictural. C'est peu après qu'il se donne la mort alors que le succès est sa porte qu'il est parvenu à maîtriser une modalité de l'art pictural qui n'appartenait plus qu'à lui.
Les Soulages du musée Fabre, Pierre Encrevé, Gallimard, 96 pages, 25 euro
Quand le musée Favre de Montpellier a été restauré et agrandi, Pierre Soulages a décidé de faire un don très important d'oeuvre cette institution qui est l'une des plus belles de nos provinces. Celui-ci a même décidé de leur accrochage, ce qui n'a pas été la meilleure idée car la disposition des salles est assez catastrophique ! Mais les tableaux et offre la possibilité au spectateur de contempler un vaste choix d'oeuvres des années 195o à ces dernières années. Ce catalogue permet de découvrir toutes ces pièces désormais accessibles au public, mais aussi, pour ceux qui ne connaissent pas ou peu son parcours de saisir quelle a été l'évolution de la peinture de Pierre Soulage, de l'après-guerre jusqu'au grand cycle des Outrenoirs C'est une belle introduction à l'aventure risquée d'un peintre qui a fini, au fil du temps, qu'à ne plus prendre en ligne de compte que le noir et la lumière, dans une sorte de paradoxe. C'est un parcours passionnant, qui s'achève par une sorte de fin de non-recevoir. Car l'artiste n'a pas cherché un au-delà de sa solution formule qui conclue une vie de recherches. Et c'est une incitation à se demander quelle est la signification profonde de ce cheminement vers le monochrome et ce qu'il peut signifier.
Carnets, Montparnasse 1971-1980, Shirley Goldfarb, Petit Quai Voltaire, édition de Gregory Masurovsky, traduit de l'anglais par Frédéric Faure, Petit quai Voltaire, La Table Ronde, 256 p., 16 euro
Shirley Goldfarb (1925-1980) n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire de l'art de la fin du XXe siècle. Elle aurait dû pourtant être un peu mieux traitée par la postérité. Pourtant son oeuvre ne démérite pas et elle a représenté avec originalité une génération d'artistes américains qui ont préféré suivre les pas des grands expressionnistes abstraits de son pays plutôt que de choisir de nouvelles orientations. Pour preuve, Michel Butor a aimé son travail et lui a acheté une toile. Elle a choisi de s'installer Paris, sans doute attirée par la légende créée par Hemingway et Gertrude Stein. Ses notes de carnet, qu'elle a commencé en 1971 et qu'elle a poursuivies jusqu'à sa disparition en 198o sont malheureusement assez décevants : elle relate ses sentiments et fait état de ses rencontres avec de grandes figures (de Roland Barthes à Alberto Giacometti) qui fréquentaient alors les cafés de Saint-Germain-des-Près et de Montparnasse. Mais elle ne relate rien de très intéressant et, surtout, ne développe rien sur ces personnages ou sur les relations qu'elle a pu avoir avec eux. De plus, on la sent comme ayant été une fashion victim, Elle se montre trop sensible à la notoriété de ces figures à peine croisées ou juste entrevues. C'est l'âge crépusculaire des cafés littéraires de Paris, la fin d'une grande tradition, et elle s'accroche à ces ultimes frémissements d'une vie intense qui a tant compté dans la sphère de la culture française. L'édition de ce volume est très soignée et renferme de facsimilés en couleurs de ces pages de carnet. Comme quoi, il ne suffit pas d'avoir été au bon endroit et au bon moment : encore faut-il savoir en transmettre l'intensité, la cocasserie ou l'intérêt. Nous restons sur notre faim, frustré de ne pas en apprendre plus sur cet univers qui désormais est révolu. L'entretien avec Michel Sicard et Butor est sans doute la partie la plus passionnante de l'ouvrage, car l'artiste révèle un peu d'elle—même, plus que dans ses écrits.
Le Terrier, Franz Kafka, édition bilingue, traduit de l'allemand et présenté par Jean-Pierre Verdet, Folio « classique », 144 p., 7,25 euro
Il y a un certain nombreux d'animaux dans les nouvelles de Kafka, ce qui dénote chez lui une inclination pour la fable. Mais la taupe joue un rôle très particulier, prééminent. En effet, il a écrit un autre récit intitulé la Taupe géante. Je n'ai trouvé aucune trace dans ses écrits de son intérêt particulier pour cet animal, ni ses sources, car il est manifeste qu'il alu un traité naturaliste. Et cela m'est apparu encore plus flagrant quand j'ai relu l'Histoire naturelle de Buffon. Ce dernier, en dehors d'être un écrivain de tout premier ordre et un naturaliste éminent, avait tendance de porter un jugement sur chaque bête étudiée, démontrant de l'empathie pour elle ou non. La taupe faisait partie de son bestiaire idéal. De plus, la description que le grand savant avait faite de la vie de cet animal vivant dans les souterrains concorde parfaitement avec celle dépeinte par l'écrivain pragois. Bien sûr, Kafka, en fait la métaphore de l'esprit humain et, aussi, celle de son état d'âme, qui est sous-tendu par la désir de se dissimuler, d'échapper tout ce qui aurait pu lui sembler une agression, mais également l'impossibilité de trouver le repos. Sa pensée est emportée par un mouvement incessant et épuisant, indispensable à sa réflexion et sa posture dans l'univers, mais, en fin de compte, la cause de son mal être au monde. Il faut se souvenir que Kafka a été un lecteur assidu de Kierkegaard (j'ai pu le constater en ayant eu accès la reconstitution parfaite de sa bibliothèque à Prague) : il est d'ailleurs curieux que cet aspect de sa relation la philosophie soit si peu évoqué. Ce n'est donc pas la solitude qui est représentée dans ce texte, comme l'avance le préfacier, mais, des apories qui, par définition, demeurent insolubles. C'est un autoportrait où l'auteur tente de décrire sa situation intenable. Dire qu'il s'agit là d'un chef-d'oeuvre me paraît répéter un truisme
Les Bateaux de la CGN, Editions La Bibliothèque des Arts, 144 p., 39 euro
Le premier bateau à vapeur qui ait navigué sur le lac Léman remonte à l'année 1823. C'est un Américain, consul Genève mais aussi entrepreneur qui en a eu l'idée. Le premier navire de ce genre sort des chantiers navals et est baptisé Guillaume Tell. Il connaît un grand succès. Un second navire, plus grand, toujours avec une coque en bois, est achevé un an plus tard, le Winkelfried, qui pouvait embarquer trois cents passagers. C'est en 1841 qu'est créée la Compagnie de l'Helvétie et cette fois, les bateaux sont entièrement montés en Suisse. En 1873 est née la Compagnie Générale du Lac Léman englobe toutes les petites sociétés qui ont proliféré, s'octroyant un véritable monopole sur la navigation lacustre. C'est alors qu'apparaissent les bateaux-salons deux ponts. Même si ces navires avaient une fonction surtout touristique, ils accomplissaient aussi des tâches commerciales et permettaient la relation entre la France et la Suisse. Après la Grande Guerre, trois grandes unités sont construites, comme Le Simplon. Mais la crise de 1929 met la CGN en grande difficulté. La guerre qui suit cette crise ne lui est pas non plus favorable. Mais après le conflit mondial, parvient remettre en service des navires de la Belle Epoque en les dotant d'un moteur diesel. La compagnie développe aussi les petites vedettes et, au début des années 196o, elle fait l'acquisition de deux nouveaux navires et lance un hydroglisseur. Les bateaux hélices remplacent les bateaux vapeur. Mais certains d'entre eux avec des roues aube sont remis en service. On commence comprendre la valeur de l'ancienne flotte pour son charme et sa nostalgie. Au début de l'an 2ooo, on décide même de remettre en fonction les moteurs vapeur. Après de nombreuses avanies, difficultés financières et autres, et hésitations, une partie de la flotte est classée par les cantons lémaniques. Bien sûr, j'ai réduit l'essentiel l'histoire de la navigation sur le lac Léman : le lecteur trouvera dans ce beau livre bien des détails importants et surtout des photographies, des cartes, des affiches, des dessins, des horaires, qui leur permettront de mieux connaître cet univers. De plus, les navires les plus importants sont documentés en détail, de leur apparence générale jusqu'aux aspects les plus intéressants de leur décoration. La restauration des bateaux les plus anciens est aussi très bien expliquée. C'est un beau livre d'histoire, mais aussi un livre destiné à faire rêver.
Bleak House, Charles Dickens, traduit de l'anglais par Sylvère Monod et présenté par Aurélien Bellanger, Folio « classique », 1472 p., 14,90 euro
En 1979, la Bibliothèque de la Pléiade faisait paraître la traduction de Bleak House, sous la traduction de la Maison d'Âpre-Vent. Aujourd'hui nous avons affaire à une nouvelle traduction avec son titre original en anglais 'pourquoi ? Mystère !). Cet ouvrage monumental avait paru sous forme de feuilleton entre mars 1852 et septembre 1853. Il nous fait découvrir ce que Charles Dickens a pu réaliser après le livre qui l'a rendu célèbre dans le monde entier, The Personnal Experience and Observation of David Copperfield (1849-1850). Cette fois, son intention, dans un roman gigogne assez compliqué dans sa structure, de s'attaquer à la justice britannique qu'il juge rétrograde et inadaptée. Il imagine un cas assez épineux, celui d'une succession (Jarndyce and Jarndyce) à cause d'un certain nombre de dernières volontés enregistrées par un homme précédant des aspects on ne peut plus contradictoires. L'histoire commence par un mariage, celui de sir Leicester Dedlock. Son épouse, Honoria, a eu un amant le capitaine Hawdon (Nemo), dont elle a eu une fille. Elle a toujours cru que cette dernière, Esther Summerson, était morte. Mais ce n'était pas le cas et a été élevée par Miss Barbary. Après a mort de cette dernière, c'est John Jarndyce qui est devenu son tuteur. Après ses études, elle est allée vivre chez lui dans la Bleak House. Mais ce Jarndyce avait déjà deux héritiers, Richard Carstone et Ada Clare. Je n'irai pas plus loin, car la question se fait d'une complication sans nom. Avec le talent qui l'a caractérisé, Dickens est parvenu ne pas rendre cette sombre affaire de succession ennuyeuses et des plus rébarbatives. Il a su construire ses personnages avec une incroyable pénétration et la figure de James Jarndyce est des plus remarquablement traduite. Vladimir Nabokov a dit son sujet que c'était le plus aimable des hommes jamais dépeints dans une oeuvre de fiction. Le fourmillement de personnages est assez incroyable et jamais aucun écrivain n'a pu surpasser Dickens dans cette incroyable prolifération de figures qui ont toutes leur caractère et leur réalité, jusqu'au figures les plus secondaires. C'est Esther qui est la narratrice de l'intrigue. Et les critiques ont souvent loué l'incroyable maestria de l'écrivain. Comme l'été s'annonce, ce livre pourrait remplacer tous les mauvais romans de gare réservés cette saison.
Le Monde infernal de Branwell Brontë, Daphné Du Maurier, traduit de l'anglais par Jane Fillion, Petit Quai Voltaire, La Table Ronde, 320 p., 14 euro
On a écrit d'abondance sur les trois soeurs Brontë, Emily, Charlotte et Anne. Le garçon, Branwell (1817-1848), qui a été redécouvert surtout grâce aux Juvenilia, où leur oeuvre commune, Glass Town, développe une histoire que le petit gamin avait imaginé partir des trois soldats de plomb offerts par son père. Plus tard, Branwell compose avec Charlotte les histoires du royaume d'Angria vers 1834 et elles connaissent des rebondissements nombreux. Branwell se consacre avec fièvre à la poésie. Il adresse ses écrits à des revues et aussi à de très grands poètes de son temps comme Wordsworth, qui ne lui répondent jamais. Malgré ses dons juvéniles, il est allé d'échec en échec (il n'est pas admis à la Royal Academy et fait une carrière très modeste de portraitiste ; il est même mis la porte d'une société des chemins de fer). Il n'a publié que de rares textes dans des journaux en 1846. Et pourtant il s'acharne, il s'obstine, il n'en démord pas. Daphné Du Maurier (1907-1989) fait de lui un portrait très détaillé, qui marque une réelle fascination de la part de l'auteur britannique. Elle rédige sa biographie avec une réelle passion, sans rien omettre les traits négatifs ou imprévisibles de son caractère, mais met aussi en relief ce qui, dans ses vers, peut se rapprocher de l'excellence, car le jeune homme n'est pas dépourvu de talent. Il manque de distance et ne parvient pas juger ses productions poétiques de manière assez critique. Il n'est jamais loin du grand art, mais n'y parvient jamais. Ces pages de Du Maurier nous présentent un être aux contradictions énormes et l'ambition considérable, mais qu'il n'est pas capable de mener à bout. Plus en discerne ses défauts, plus elle semble devoir le défendre et expliquer et même justifier ses fiascos successifs. Cette réédition s'imposait et je dois avouer que j'ai pris un plaisir immense lire cette vie de quelqu'un qui a sans doute été le modèle de l'immortel Heathcliff des Hauts de Hurlevent (selon elle, il aurait même contribué à la rédaction de ce chef-d'oeuvre). C'est là un portrait inoubliable.
Un pont sur la Loire, Frédéric H. Fajardie, « La Petite Vermillon », La Table Ronde, 272 p., 8, 9o euro
C'est une période l'histoire de France que l'on n'aime pas beaucoup évoquer : la défaite de 194o, la débâcle, l'armistice qui signifie le début de la collaboration. L'auteur raconte avec talent et intelligence le destin d'un groupe d'officiers et de soldats qui ont décidé de poursuivre le combat malgré le démantèlement presque complet de l'armée française. Il n'y a plus là que quelques hommes mené par le sergent-chef Henri Dragance, écrivain et ancien des Brigades internationales en Espagne, et du colonel Valadon, et puis des tirailleurs sénégalais, d'un héroïsme sans faille. Ensemble, ils vont tenter d'arrêter l'avancée des panzers du colonel Kapler et de sauver le pont de Chessy-sur-Loire. F. H. Fajardie s'est appuyé sur des documents historiques car ce genre de résistance a bel et bien existé, même après l'armistice. La cause était sans espoir, car les troupes clairsemées ne pouvaient rien contre les attaques de la Lutwaffe. Il a su reconstituer avec beaucoup de véracité ces journées tragiques où ces hommes courageux ont été jusqu'au bout de leurs rêves et d'un combat qu'ils savaient sans issue. L'ouvrage pose implicitement la question de la cause du désastre de cette guerre, qui n'aurait peut-être pas pu être gagnée, mais qui n'aurait pas dû être perdue de cette manière.
Vagabondages littéraires dans Paris, JeanPaul Caracalla, « La Petite Vermillon », La Table Ronde, 176 p., 7,3o euro
J'ai eu l'occasion de vous entretenir de ce livre savoureux récemment. Mais un souvenir assez divertissant m'est revenu en mémoire : Maxime du Camp, l'ami de Gustave Flaubert, avec lequel il est allé en Egypte, avait rendez-vous avec Charles Baudelaire au très distingué Café Le Divan. Dans ses mémoires il a noté qu'il a vu apparaître le poète les cheveux teints en vert, sans doute pour le surprendre. Et d'ajouter : « Mais je fis semblant de rien. » Ce livre aurait pu prendre des dimensions colossales. Mais je pense qu'il est bien comme il est. Sinon, ce ne serait plus qu'une addition de petits événements dont le nombre deviendrait fastidieux.
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