La magnifique grande exposition du Louvre, avec son important catalogue scientifique, fera date (jusqu'au 23 juillet). Parce qu'elle renouvelle l'appréhension du génie de Delacroix : il dépasse la commode étiquette de « chef de file des romantiques ». Parce qu'elle met en lumière le rôle de la critique au milieu du XIXe siècle. Arrêtons-nous sur ce dernier point. On peine à imaginer de nos jours le mal que « la critique » a pu faire à Eugène Delacroix par son incompréhension et sa sotte prétention à détenir la vérité en matière de beauté. On comprend que le peintre, heureusement doué pour l'écriture, ait choisi de se défendre lui-même et d'exprimer son mépris pour les plumitifs voulant faire la loi en matière d'art. Ceux-là, il en a explicitement de la haine et il le dit au nom de ses confrères les artistes : « les artistes en ont de la haine, parce que, loin de contribuer à l'avancement de l'art, ces discussions embrouillent les questions les plus simples et faussent toutes les idées. D'ailleurs, les gens du métier contestent aux faiseurs de théories le droit de s'exprimer sur leur terrain et à leurs dépens. » (Ecrits sur l'art, Librairie Séguier, 1988)
Charles Baudelaire fut le génie capable de comprendre et défendre, seul, le génie de Delacroix. Yves Florenne, dans sa préface aux Ecrits sur l'art du poète a bien analysé pourquoi le créateur de la forme de critique qu'il appelait de ses voeux, devant la médiocrité des commentateurs d'art de son temps : la « critique créatrice », ne pouvait que rencontrer Delacroix. En effet, chez lui « la spiritualité est inséparable d'une esthétique - laquelle se manifeste volontiers comme une métaphysique. C'est bien pourquoi il trouve dans Delacroix tout ce qu'il cherche, et s'y retrouve lui-même. En retour : il s'y représente. Car il peint volontiers à ses yeux son être et sa destinée comme un tableau de celui dont le nom même, la signature, lui apparaît. Sur cette croix, à cette croisée des rayons du « phare », critique et poésie elles-mêmes se croisent : dans le poème, et dans le culte que la réflexion rend au tableau. » (Le Livre de Poche, Gallimard, 1971)
Baudelaire, à côté de Delacroix, n'oublie jamais ses propres principes concernant la critique dont on sait qu'elle doit être « partiale, passionnée, politique ». Ainsi, concernant la fameuse opposition entre son peintre le coloriste et Ingres le dessinateur, il tranche avec une réjouissante autorité : « M. Ingres peut être considéré comme un homme doué de hautes qualités, un amateur éloquent de la beauté, mais dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie ». Et il s'explique superbement sur ce qu'il en est du dessin de Delacroix : « du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce n'est qu'il est des vérités élémentaires complètement méconnues ; qu'un bon dessin n'est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force, que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique, que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent... » Il faut aller au Louvre avec ces propos en tête, à la découverte de la fatalité du génie d'Eugène Delacroix.
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