L'intéressante exposition du musée Jacquemart-André dédiée à Mary Cassatt (Une impressionniste américaine à Paris, jusqu'au 23 juillet) s'ouvre fort à propos par le Portrait à l'huile de l'artiste par Edgar Degas associé à un Autoportrait à la gouache et à l'aquarelle, tous deux venus de la Smithsonian Institution de Washington. L'amitié entre les deux peintres est connue : Cassatt vénérait celui qu'elle considérait comme le plus grand artiste du siècle, et Degas, de douze ans son aîné, avait compris le génie de l'américaine au-delà des vacheries qu'il lui adressait de temps à autre. Mais dès le départ, une question de datation se pose, d'une certaine importance pour l'appréciation des oeuvres. La commissaire de Jacquemart-André, Nancy Mowll Mathews, les date toutes les deux de 1877-1878. Or le tableau de Degas est daté, lui, de 1884 par Jean Sutherland Boggs et Henri Loyrette, commissaires de la monumentale exposition Degas dans les Galeries nationales du Grand Palais et au Metropolitan de New York en 1988. Mary Cassatt avait-elle 33 ou 40 ans au moment de l'exécution ? La question paraît mineure, mais elle importe, notamment du fait que Cassatt se trouvait «répugnante » dans le portrait fait par son ami.
Mary Cassatt était distinguée, toujours parfaitement habillée, mais elle n'était pas jolie. Madame Mowll Mathews le note en ajoutant que cette « aquarelle d'une grande délicatesse, qui rappelle les élégants autoportraits d'Angelica Kauffmann et d'Elisabeth Vigée Le Brun, rattache Mary Cassatt à la lignée distinguée des femmes artistes, mais avec une simplicité et une candeur nouvelles, typiquement yankees. » La thèse de la spécialiste respectée de Cassatt est, d'une part, que « les deux portraits ont été peints ou du moins commencés simultanément » et, d'autre part, que dans les deux tableaux est traitée la question de « l'américanité » de Cassatt. Cette dernière démontre son américanité, selon Nancy Mowll, en se tenant bien droite, « entièrement absorbée par son travail, elle a opté pour un chapeau et une veste souples, confortables et d'allure professionnelle, parfaitement adaptés à une artiste devant son chevalet. » Quant à Degas, selon la même auteure, la meilleure manière d'exprimer l'américanité de Cassatt était pour lui de la représenter « penchée en avant, les épaules voûtées, les mains rassemblées en un geste de présentation. » Ah bon ?
Pour Jean Sutherland Boggs et Henri Loyrette, Edgar Degas se soucie fort peu de l' « américanité » de son amie. Il décrit le visage un peu fatigué d'une femme de quarante ans, mal fagotée dans une robe sombre, assise sur une chaise et penchée en avant dans une pose impensable dans toute bonne société. Elle tient des cartes de tarot. L'indice est fort : la pauvre Cassatt a été transformée en cartomancienne, une espèce de femme très répandue dans le Paris de la fin du XIXe siècle, souvent également maquerelle ou prostituée. On comprend que la blague du cruel Degas ait horrifié Mary, obligée un temps d'accrocher l'oeuvre chez elle. D'après Richard Thomson cité par Boggs et Loyrette, ainsi s'explique « l'horreur, presque pathologique, que le tableau inspirait à Cassatt à la fin de sa vie. » Cette répulsion la conduisit à vendre le tableau dont elle niait absolument avoir été le modèle. Tout cela n'est pas bien grave, mais laisse tout de même un peu perplexe quant à la pertinence des deux thèses de madame Mowll Mathews : sur la datation des oeuvres et sur leur vocation à traiter de « l'américanité » d'une artiste dont l'histoire a retenu qu'elle était aussi merveilleusement à l'aise et intégrée dans le milieu artistique français que dans l'élite de son pays natal...
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