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[verso-hebdo]
14-06-2018
La chronique
de Pierre Corcos
Briser l'étau
Il est rare qu'un film soit porté, emporté par une seule émotion, à quelques rares moments près. Le film de Stéphane Brizé, En guerre, galope sur le cheval sauvage de la colère, jusqu'à la fin. Et le souvenir de cette colère suscite, chez le spectateur, encore de la colère ! Cette révolte exaspérée s'incarne et se concentre dans la figure héroïque d'un leader syndicaliste inébranlable, Laurent Amédéo, magnifiquement interprété par Vincent Lindon qui une fois de plus confirme, après La loi du marché (prix d'interprétation masculine à Cannes en 2015, César 2016 du meilleur acteur), la fécondité d'une vibrante collaboration avec le réalisateur. Les yeux exorbités, le teint écarlate, une veine du cou gonflée, Vincent Lindon dans le filmage de Stéphane Brizé, personnifiera, pour beaucoup et longtemps, la rage impuissante de tous ceux que le système économique a floués, bernés, méprisés.
Que ce film, tout ce qu'il remue sur pareil sujet aient donné lieu à tribunes et articles dans les journaux, en plus des habituelles critiques cinématographiques, n'étonne pas : quelque chose de terriblement vrai fut porté par l'émotion de la colère jusqu'à cette zone profonde où le déni, le propos élusif, la relativisation ne sont plus tenables. Car on sait bien que le capital a gagné sur le travail, l'actionnariat sur le salariat, la mondialisation sur l'industrie locale, les spéculations de la finance sur l'économie réelle... Oui, mais on le sait derrière les pages économiques saumon d'un journal ou les développements chiffrés d'un ouvrage spécialisé. Par En guerre, Brizé, Lindon, les comédiens ont transmué ce savoir abstrait en un emportement collectif désespéré qui reste, dans le monde du travail, l'émotion, la passion de toute notre époque. Quand, bien entendu, ce n'est pas l'ordinaire accablement.
Brièvement, ce film raconte le combat acharné d'un délégué syndical et d'ouvriers contre ceux (la direction du gros groupe industriel allemand propriétaire de l'usine, et les actionnaires voulant toujours plus dans le retour sur investissement) qui ont décidé brutalement de fermer et délocaliser cette unité de sous-traitance, pourtant rentable, alors même que des accords avaient été, deux ans auparavant, signés entre la direction et les syndicats pour protéger ces emplois, les ouvriers ayant consenti de lourds sacrifices en matière de rémunérations et de temps de travail. Ce combat est bien entendu inspiré de nombreux exemples réels similaires (les Conti, Goodyear, PSA Aulnay, ArcelorMittal, etc.), choisis dans l'actualité sociale, que Stéphane Brizé a réunis, concentrés en un drame intense. Au niveau pédagogique, le scénario est presque un archétype, reprenant au cinéma l'efficacité du brechtisme théâtral. Avec cette différence essentielle toutefois qu'ici l'on n'applique pas la technique de « distanciation », bien au contraire, puisque l'émotion y joue un rôle central et trouvera son acmé dans la fin tragique et atroce du film. Une parabole peut-être...
Le réalisme magistral des scènes d'affrontement se renforce du jeu naturaliste des comédiens, professionnels ou pas, sélectionnés en un casting très avisé pour « faire plus vrais que nature ». Les péripéties haletantes du scénario (tables rondes orageuses, occupation des locaux du MEDEF, heurts avec les CRS, blocage de l'usine, division des syndicats, invasion d'autres usines, violences physiques contre le patron allemand) ne laissent aux spectateurs aucun moment de répit, alors qu'on peut supposer que ce genre de grève longue s'étire en désolation et abattement. La rapidité du tournage (23 jours), la présence de nombreux acteurs non-professionnels, la musique lancinante, le filmage heurté, chaloupé en caméra sur l'épaule évitent les pièges tentants d'une esthétisation supplémentaire qui ne manquerait pas de s'insinuer. On est donc immergé dans ce conflit social, bousculé presque par ces ouvriers qu'un désespoir croissant prépare à toutes les audaces. En même temps, l'habileté du réalisateur a fait que certaines séquences paraissent comme des reportages télévisés de France 2 ou de BFMTV, pour nous rappeler qu'aujourd'hui la réalité se voit largement définie par ce qui est médiatisé... Le film social français trouve ici une marque originale le distinguant aussi bien de la manière de Ken Loach (dans Moi, Daniel Blake), c'est-à-dire les effets sur un individu de l'oppression du système, que de la manière des frères Dardenne (dans Deux jours, une nuit), soit un désespoir social qui atteint une forme pathétique de déréliction. Ni le réalisateur anglais, ni les cinéastes belges n'ont en effet voulu de l'immersion filmique et de l'emportement collectif. On évoquerait ici davantage, finalement, un documentaire français, La Bataille de Florange, de Jean-Claude Poirson, ancien ouvrier devenu cinéaste.

Au fond, ces ouvriers ressemblent au dernier carré d'une vieille garde syndicale, à d'héroïques soldats condamnés, dans un Waterloo économique, à une écrasante défaite. Ils ont à leur tête un héroïque, pathétique Cambronne qui meurt mais ne se rend pas. En guerre porte bien son nom... Contre les forces gigantesques de l'argent, des marchés, de la mondialisation néolibérale, Laurent Amédéo et sa troupe d'ouvriers syndiqués n'ont que leur colère, des actions symboliques, et surtout la phrase de Brecht, qui vient en épigraphe du film : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas est déjà perdu »
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
14-06-2018
 

Verso n°136

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