Les Indiennes, un tissu révolutionne le monde !, collectif, La Bibliothèque des Arts, 232 p., 49 euro.
Ces précieuses pièces de tissus de coton imprimé qu'on a appelées indiennes étaient transportées depuis l'Orient (des Indes, bien sûr, mais aussi de Perse) par la Compagnie des Indes orientales et arrivaient dès le XVIe siècle par le port de Marseille. Mais, en1686, le ministre de Louis XIV, Louvois, a promulgué un décret en interdisant l'importation. La raison de cette curieuse interdiction était des plus pragmatiques : il s'agissait de développer en France une industrie produisant ce type de tissu. Les fabricants de coton anglais Manchester avaient déjà commencé la production de ce genre de cotonnade. Auparavant, des Arméniens, chassés de Candie, ont demandé aux maîtres cartiers de la ville de peindre des tissus dans l'esprit des indiennes de Masulipatnam. Colbert avait alors favorisé le commerce des Arméniens qui travaillaient avec la Compagnie des Indes. Avec Louvois, l'industrie françaises se développent un peu partout en France, à Nantes, comme en Alsace. Quand survient la révocation de l'Edit de Nantes, les huguenots sont allés s'installer en Suisse et ont donné un grand essor à cette industrie à Genève, à Neuchâtel et aussi à Mulhouse (à l'époque, liée aux cantons suisses) dès le début des années 1680. D'aucuns iront un peu plus tard d'établir à Berlin. La plupart des indiennes produites dans ces circonstances étaient peintes en rouge garance -, la garance étant issue d'Hagueneau. L'importation massive du coton de l'Amérique et l'industrialisation des procédés inventés en Angleterre ont favorisé une nouvelle impulsion à cette nouvelle mode qui a gagné d'abord l'aristocratie et ensuite les couches aisées de la bourgeoisie. Au cours du XVIIIe siècle, l'indiennage a conquis une partie de l'Europe occidentale. Si cet engouement a commencé à décliner pendant les années 1790, Oberkampf a créé alors une manufacture utilisant la première machine à imprimer au rouleau, inventée par un ingénieur écossais. On découvre dans ce splendide catalogue (qui correspond une exposition ayant lieu au château de Prangins) l'incroyable diversité des sujets traités par les artisans qui les peignaient. Des sujets mythologiques aux scènes bucoliques, des chinoiseries aux turqueries, en passant par des allégories, des paysages, ou des motifs décoratifs végétaux, la variété des thèmes est assez étonnante. Si le rouge est la couleur prédominante, on a beaucoup utilisé le bleu et d'autres couleurs, réalisant même des indiennes polychromes. Si le succès immense des indiennes a beaucoup diminué au cours du XIXe siècle, on a continué à en produire et, de nos jours, les indiennes ont encore leurs partisans. J'ajouterai pour conclure que Gérard Garouste a choisi d'appeler Indiennes une importante série d'oeuvres sur toiles libres à la fin des années 1980.
Le Vin, la musique, accords et désaccords, sous la direction de Florence Gétreau, Gallimard / Cité du Vin, Bordeaux, 144 p., 29 euro.
Une exposition telle que celle-ci ne pouvait ne pas commencer par la figure emblématique de Bacchus. Nous devons remonter donc dans le temps et nous découvrons plusieurs évocations du cortège accompagnant ce dieu dissolu et transgressif dans les peintures de vases, de coupes, de cratères et même dans des frises sculptées. Les bacchanales ont été célébrées dans de nombreuses peintures dès le XVIIe siècle et le folklore a transformé le cortège bachique en bacchanales modernisées. Mais l'aspect le plus intéressant est sa présence dans la musique, en particulier dans la musique dite « baroque » : il est en effet bien présent dans des peintures et pas nécessairement sous une forme antique. Mais le plus intéressant de cette affaire est de voir comment ce dieu dissipé et dissipateur s'est introduit dans le monde de la musique, à l'âge classique, et surtout l'âge dit « baroque ». Il y a déjà eu un ballet intitulé Ballet des fêtes de Bacchus en 1651 (qui rappelle le Ballet des bacchanales de 1623) avec des costumes d'Henry de Gissey, dont on conserve encore la partition. C'est le premier ballet auquel le jeune Louis XIV a pris part. D'autres spectacles de ce genre suivront, comme Les Fêtes de l'Amour et de Bacchus de Jean-Baptiste Lully, représentées en 1672. Le prolixe et talentueux Jean-Philippe Rameau a écrit un recueil des Airs sérieux et à boire en 1719 et son ballet Anacréon détaché des Surprises de l'amour (1757) vante les vertus des libations bachiques. La peinture continue à choyer ce sujet, autant sous une forme mythologique que sous une forme campagnarde. Nicolas Lancret ne l'a pas dédaigné en décrivant une noce villageoise en 1735. Pierre Ribon a même composer des Parodies bachiques sur des airs et des opéras en 1696, tant le culte de Bacchus, sous ses formes les plus diverses, faisaient déjà recette. Dans l'art paradoxal par excellence de la nature morte, la cruche de vin et les verres font un curieux ménage avec les instruments de musique posés sur la même table. Le thème du violoniste buveur (que, je l'avoue, j'ignorais complètement) a été développé au XVIIe siècle. La galanterie, le vin et la musique ont aussi été associés. Quelques caravagesques et quelques petits maîtres hollandais s'y sont essayés. L'ouvrage se termine sur les sociétés à chanter et aussi sur l'opéra du XIXe siècle, de Massenet Offenbach, en passant par Rossini et même Puccini. On aurait aimé que cette dernière partie soit plus développée. Quoi qu'il en soit, ce volume permet de méditer sur des thèmes peu académiques et néanmoins importants. C'est un parcours qui doit éveiller le spectateur ou le lecteur (ou les deux à la fois) à ces relations entre la sensualité, le goût et parfois les excès qui naissent de l'alliance de l'art musical et de la culture du vin.
Toulouse Renaissance, sous la direction d'Axel Hémery & de Pascal Julien, Somogy Editions d'Art / musée des Augustins, Toulouse, 300 p., 35 euro.
Tolosa est très vite passé sous domination romaine (avant la guerre des Gaules). Au Ve siècle, elle est devenue la capitale des Wisigoths et l'ai restée jusqu'à l'avènement de Clovis. Elle est assiégée par les Arabes en 721, qui sont repoussés. Par la suite les comtes de Toulouse n'ont cessé d'accroître leurs territoires et leur puissance. Mais les révoltes populaires du XIIe siècle, puis la croisade des Albigeois ont marqué le déclin du comté. C'est là que l'ordre des frères prêcheurs (celui des Dominicains) est créé. En 1271, le comté est intégré au royaume de France, dont elle devient bientôt la quatrième ville. Une université y est créée et elle connaît un essor économique notable au XIVe siècle. Mais c'est pendant la Renaissance qu'elle a connue sa plus grande gloire, et cela malgré le grand incendie de 1463. Elle s'est dotée d'une imprimerie dès 1476. Elle a vu la création de magnifiques hôtels particuliers, comme l'hôtel de Bernuy, construit par Louis Privat de 1503 à 1533. C'est l'exemple le plus prestigieux (et d'une magnificence qui en dit long sur les profits de ce commerce de la cocagne) de ce que pouvait s'offrir l'un de ces riches négociants du pastel, qui ont fait fortune grâce à cette plante donnant une couleur bleue très résistante. L'hôtel d'Assézat, édifié entre 1555 et 1557 par le grand architecte Nicolas Bachelier, pour un autre richissime négociant du pastel. Louis XI y avait rétabli le Parlement qui avait été déplacé à Montpellier. Mais, à partir de 1560, de violents affrontements opposent catholiques et protestants, s'achevant par la défaite de ces derniers. L'exposition dévoile les merveilles qui ont été réalisées pendant cet âge d'or dans tous les domaines, des châteaux la cathédrale et aux églises, de la statuaires sacrée aux livres enluminées (une partie de cette manifestation se déroule dans la Bibliothèque d'étude et du patrimoine). Tous les domaines y sont réunis, de l'imprimerie la musique, des annales historiques à la peinture et aux arts appliqués. De plus, cette évocation englobe la région toulousaine. C'est par conséquent une somme qui permet de connaître la politique, les moeurs, la vie quotidienne, la culture de cette ville, qui a connu un destin sans cesse tumultueux et contrasté. La religion y tient par définition une place considérable car la Réforme y a eu un rôle déterminant, comme un lointain écho de l'épisode cathare. Quiconque souhaite connaître cette période faste de cette ville qui connaît un essor bien différent aujourd'hui avec l'aérospatial doit lire ce catalogue documentaire qui ne laisse aucun sujet de côté.
Lettres, IV, 1966-1989, Samuel Beckett, édition de G. Graig, M. Dow Fehsenfeld, D. Gunn & L. More Overbeck, traduit de l'anglais par Gérard Kahn, Gallimard, 960 p., 58 euro.
Un peu comme Franz Kafka, on a métamorphosé Samuel Beckett en une sorte de figure mythologique de la littérature du XXe siècle. On en a fait un être insaisissable, loin du monde et quasiment aphone. La première biographie qui avait été faite de lui renforçait cette impression. Or, sa correspondance, montre bien autre chose de sa personnalité. Sans doute, l'auteur de Oh les beaux jours n'a-t-il pas été un graphomane compulsionnelle. Ses lettres sont souvent brèves, concises, mais aussi le plus souvent aimable. Il se montre parfois généreux et il s'efforce d'aider des auteurs qu'il jugeait talentueux auprès des éditeurs de sa connaissance, comme Richard Seaver à New York. Il entretenait des relations avec d'autres écrivains célèbres, comme Harold Pinter ou Fernando Arrabal. L'une d'elle expose bien son problèmes, qui était une tendance à l'enferment intérieur, comme on peut le constater dans celle qu'il a envoyée à Kaye Boyle : « Chère Kay / Pardon pour ce silence. / Mon mutisme gagne. Rien à raconter. ..» Mais ce n'est pas la tonalité de toutes ces missives qu'il adressait dans toutes sortes de pays, et qui étaient rédigées au fil de ses innombrables déplacements, pour son travail (Beckett suivait avec beaucoup d'attention la mise en scène de ses pièces de théâtre). Mais contrairement ce que disait son biographe, il ne voyageait que son oeuvre théâtrale. Il avait une vie errante, comme s'il était toujours en train de fuir quelque chose. Ce solitaire voyageur avait tout de même reçu le prix Nobel de littérature en 1969. Même s'il adoptait de temps à autre un style sténographique, il avait toujours un mot aimable, une pensée chaleureuse pour son interlocuteur. Cet ensemble épistolaire nous révèle donc un autre homme. Pour ce qu'il écrivait, il se contentait de peu de phrases et c'était pareil dans le travail qu'il cogitait en vue d'une adaptation sur la scène. Mais son humanité profonde est le plus souvent manifestée avec beaucoup de retenue, mais avec chaleur et bienveillance. Il faut saluer aussi la qualité de cette édition, avec les notes indispensables et les « profils » qui nous présentent les personnes avec qui il dialoguait. Sans doute le « mystère Beckett » (un peu celui de tous les grands créateurs au fond, quelques furent leurs attitudes existentielles et leur propension à se dévoiler) ne sera pas éclairci par ces nombreux messages. Mais au comprendra au moins qu'il n'a pas été un être purement hermétique et misanthrope. Tout au contraire.
Correspondance, 1915-1963, Pablo Picasso - Jean Cocteau, édition de Pierre Caizergues & Ioannis Kontaxopoulos, « Art et Artistes », Gallimard, 542 p., 35 euro.
On le sait bien : Pablo Picasso n'a jamais été un grand épistolier. L'ampleur de cette correspondance peut donc surprendre. Mais on se rend vite compte que c'est Jean Cocteau qui prenait le plus souvent la plume. De surcroît, après la guerre, ce sont de plus en plus les femmes de l'artiste qui lui répondent, Dora Maar et Françoise Gilot d'abord, Jacqueline Roque par la suite. Le poète s'est peu à peu inventé une posture de mentor par rapport à l'artiste. Il se préoccupe de lui d'une façon presque paternelle, et se montre très attentif à ses soucis et à ses maladies. Cocteau n'est pas seulement prévenant, il donne des conseille à un Picasso peut enclin aux mondanités, aux effusions et aux manifestations de ses sentiments. Il a instauré au long de ces nombreuses années une relation faite d'attentions constante, d'admiration (il commence ses lettres par « Maestro très chéri » puis par « Mon cher magnifique »). Picasso ne répond pas souvent et quand il le fait, c'est de façon très lapidaire. Mais la succession de ces messages nous disent beaucoup sur les rapports très étroits que les deux hommes entretenaient. De plus, de nombreux documents (photographies, reproductions d'oeuvres ou manuscrits, lettres de personnages liés à cette relation, etc.) complètent ces échanges postaux et télégraphiques. On découvre un Cocteau qui se prend bientôt pour une sorte de guide spirituel et un Picasso égal à lui-même, mais loin d'être indifférent aux prévenances de l'écrivain. Il sert aussi souvent d'intermédiaire pour que le peintre accepte de rencontrer telle ou telle personne qu'il juge importantes. Il est à noter qu'ils s'écrivent assez peu pendant l'Occupation. En revanche, il n'y a pas trace ici des échanges (pourtant important) à propos de l'arrestation de Max Jacob, qui a fait réagir Picasso (on peut lire ces traces écrites dans le catalogue du musée Picasso consacrée à ses relations avec Max Jacob). Ce livre des plus passionnants est complété par un choix d'écrits de Cocteau sur ce maître de l'art du XXe siècle, de quelques témoignages et aussi de notes abondantes et fort utiles. Sans nul doute, nous y apprenons plus sur l'auteur des Enfants terribles que sur celui des Demoiselles d'Avignon. Mais on voit comment il a su instrumentaliser ses compagnes pour faire face à la boulimie épistolaire de cet homme de lettres qui avait un faible pour le créateur.
1968 /2018 = ½ siècle & Julien Blaine - ¾ de siècle à la galerie Jean-François Meyer, mai 2o18, Editions Im/pair, Marseille, 64 p.
Il y a entre ces deux livres plusieurs points communs : ils ont tous les deux rétrospectifs, avec un brin de nostalgie et une once d'insolence. Le premier est une sorte d'agenda où l'auteur a consigné ce en quoi en consisté l'année qui vient de passer pour lui, ses pensées et ses poèmes et ses jeux de mots (sur et sous les mots, dans la langue qui fourche et qui fauche les bons sens et les sens littéraux, donc les idées reçues, bien ou mal), dans les collages, assemblages, photographies volées, truquées ou réinventées, multiples post-scriptum et rébus, performances résumées avec quelques clichés - sans parler de son autodérision permanente. Il y a chez cet artiste qui est un anti-artiste, chez ce poètes (qui a une connaissance très poussées et raffinée de la poésie du passé), qui aime se moquer de la poésie et aime les contrepèteries comme Victor Hugo, qui tourne tout en dérision et, en même temps, finit par donner naissance un univers qui possède sa cohérence interne et sa logique, une forme de contradiction intense dont il doit assumer les termes. Il existe chez lui déjà cette tension : l'écrivain est artiste et l'artiste se mue en écrivain. La méditation la plus sérieuse voisine avec la dérision la plus âpre. Tout dans ce livre de l'année 2017 semble être pris par-dessus la jambe. En partie, c'est vrai, mais seulement en partie. Dans cette partie de jambe en l'air visuelle ou typographique, gestuelle ou langagière, il y a des instants d'une intense mélancolie ou d'une pénétration des choses qui est troublante quand on songe au barnum délibérément clownesque qu'il a mis en place. Et cette volonté d'en finir avec tout -la performance, le mail art, la poésie en bloc et le reste - il y a aussi le désir de prolonger par ses attitudes nihilistes toutes ces formes qu'il entend jeter aux orties.
1968 : qu'est-ce au fond pour Julien Blaine ? Le souvenir de sa jeunesse ou une grande peur à la française quand tout était permis (du moins, en parole) ? Ce catalogue associe réminiscences et compositions plastiques, photomontages et coupures de presse incendiaire. La revue Géranymo est une sorte de fil d'Ariane dans cette machine remonter le temps jusqu'à ce mois ou tout et rien n'est accompli, tout la fois. Julien Blaine est l'enfant de cette aberration qui a été une période de liberté absolue et d'illusions absolues. Sans doute que sa pensée sur l'art et l'écriture est-il issu de cette grande illusion. Mais, au moins, il ne joue pas l'ancien combattant. Il tire ses marrons du feu de cet événement qui a secoué la France de fond en comble et qui n'a pas rien changé de sa politique et assez peu de ses moeurs. Il ne colle pas au mythe que certains ont tenté d'inventer après-coup. Il parcourt nouveau ses rêves de jeune homme et ne les renie pas. Mais il ne les élève pas l'idée du grand soir deux doigts de s'être produit. Nous étions alors à deux doigts du départ général en vacances, ni plus ni moins. Il y eut de belles formules et de beaux phantasmes. Cela a ouvert des portes à quelques uns. A très peu en réalité. Mais lui, en tout cas oui. On ne peut pas se lasser de fréquenter Julien Blaine.
f.i.j., Eric Rondepierre, Galerie Isabelle Gounod, 48 p., 15 euro.
J'ai eu l'occasion de vous faire partager mon admiration pour l'écriture d'Eric Rondepierre, dont je ne connaissais rien, à ma grande honte. Il me faut maintenant faire l'éloge de son oeuvre plastique, car il expose ces jours-ci la galerie Isabelle Gounod à Paris. Il a déjà une longue histoire dans les arts plastiques. Il a focalisé dans le passé toute son attention sur l'image cinématographique. A l'époque, il a travaillé sur des pellicules anciennes et a retenu le moment où celles-ci étaient l'objet d'un accident ou d'une brûlure. Il s'est aussi intéressé aux sous-titres, qui lui ont permis de faire des compositions avec des phrases énigmatiques sans la moindre image. Depuis, la technologie a fait des pas de géant, et il opère désormais sur des images pixélisées. Cette fois, il provoque lui-même le brouillage de l'image (chose qui se produit d'ailleurs de temps autre sur les écrans de télévision). Nous nous retrouvons donc dans une situation ambiguë, avec d'abord des portraits d'actrices qui sont pratiquement impossibles à reconnaître. Et leur apparition sur l'écran imaginaire de ses planches procure un sentiment à plusieurs facettes : de gêne, en premier lieu, de dérangement (comme quand l'image se trouble tout à coup sur l'écran et devient indéchiffrable), enfin de fascination car cette perturbation provoquée ici par l'artiste détient son pouvoir de fascination. C'est la genèse de l'entrevoir, c'est-à-dire de ce qui est perçu sans être totalement vu. Ce dernier sentiment prévaut quand on observe avec attention chacune des oeuvres. Mais il n'annule pas tout à fait les précédents. Ainsi, l'effet produit demeure contrasté et c'est ce contraste qui lui donne toute sa spécificité et toute sa valeur. En effet, le spectateur que nous sommes est placé devant une proposition esthétique qui est impure. Mais impure ne signifie pas sans force ou sans réelle beauté. Elle n'est pas critique, nous révélant plutôt les contradictions propres à ce que peut être la beauté actuelle. Elle répond à sa façon à ce que Charles Baudelaire attendait de l'artiste dans sa représentation de la vie moderne. Plus question ici de mettre en scène la vie parisienne comme l'a fait Constantin Guys dans ses dessins loués par le poète : c'est la métamorphose de notre expérience visuelle que nous délivre le film de notre temps. Eric Rondepierre a d'ailleurs fait subir le même traitement à certains longs métrages connus et appréciés par les cinéphiles. Enfin, je recommande à ceux qui pousseront la porte de la galerie Isabelle Gounod jusqu'au 12 mai de lire le texte que l'artiste y a rédigé. Il nous donne d'ailleurs la clef de ce titre énigmatique qui signifie : Fixer l'Image Juste Ses réflexions sur l'image humaine et sur la perte sont dignes d'être méditées par tout un chacun.
Histoire de W. A. Mozart, Georg Nikolaus von Nissen, La Bibliothèque des Arts, 454 p., 39 euro.
Cette biographie de Mozart (1756-1791) est la première, qui a été publiée en 1820. Que ce soit le conseiller du roi du Danemark, G. N. von Nissen qui l'ait écrite peut paraître surprenant. En fait, quand on lit la préface de la traduction française (parue chez Garnier Frères en 1869) on apprend que la veuve du génial musicien bavarois (il est né Salzbourg), Constance Weber, a épousé en secondes noces ce haut personnage et a entrepris avec lui la rédaction de cette superbe vie de ce musicien qui, en trente-cinq ans, a écrit pas moins de 626 pièces, dont des symphonies, des sonates, des concertos un magnifique requiem en ré mineur et, bien entendu, de nombreux opéras (vingt au total), dont bon nombre sont encore représentés fréquemment de nos jours sur toutes les scènes du monde. Ces pages sont non seulement très belles, mais elles nous offrent l'occasion de nous débarrasser d'une pléthore de clichés sur l'artiste, diffusées par des biographies plus ou moins fantaisistes, des romans et des films. Il faut souligner que Wolfgang Amadeus était le fils de Leopold Mozart, lui-même fils de relieur, et qui, de modeste valet de chambre, est devenu vice-maître de chapelle, violoniste chevronné, compositeur et auteur d'une méthode du violon. C'est d'ailleurs grâce aux lettres de ce père attentif que nous avons les informations les plus fiables sur la carrière de ce fils prodige. Mais quand W. A. Mozart est intronisé dans une loge maçonnique, son père décide de détruire les lettres qui auraient pu être compromettante. Cela nous prive de la dernière phase de son existence, celle qui le conduit à composer La Flûte enchantée, son dernier opéra. Cet ouvrage n'est pas seulement important pour connaître l'existence un peu désordonnée de ce jeune homme peu docile et volontiers rebelle. Il nous apprend aussi quelles ont été les étapes importantes de son parcours comme compositeur, expliquant les grandes percées qu'il a pu accomplir pour renouveler la musique de son époque. Aucune amateur de son oeuvre ne peut se passer de lire ces pages, qui sont les fondements delà connaissance de son incroyable contribution à l'art musical. C'est écrit avec beaucoup de grâce et apporte des détails révélateurs sur les impulsions de cet esprit créateur dont Sören Kierkegaard a fait le modèle de son stade esthétique dans les Etapes érotiques spontanées, inspirées par son Don Juan. En somme, voici un livre indispensable pour la bibliothèque de l'honnête femme et l'honnête homme de notre temps.
Mai 68, par l'idée, Maurice Blanchot, Folio, 128 p., 5,50 euro.
L'histoire de Maurice Blanchot (1907-2003) demeure bien énigmatique ! Camelot du roi pendant sa jeunesse, donc fervent antisémite, il se lie néanmoins avec Emmanuel Levinas (qui lui fait connaître les écrits d'Heidegger). Il a alors collaboré à plusieurs revues d'extrème-droite comme Combat et L'Insurgé, deux périodiques créés par Thierry Monnier, et à Le Rempart, Aux Ecoutes, etc. Il fait partie de cette Jeune Droite du Journal des Débats. Pendant la guerre, il continue être rédacteur en chef de ce journal qui défend le régime de Vichy. Mais il écrit des articles littéraires, souvent d'une grande qualité et même un qu'il consacre à Sigmund Freud. Il sauve Paul Lévy de la déportation et puis participe à un réseau de résistance ; en 1944, il est capturé par les Allemands et a failli être fusillé. Sur ces entrefaites, il s'est lié avec Georges Bataille et Jean Paulhan, qui l'aide à publier ses premières oeuvres chez Gallimard : Thomas l'obscur paraît en 1941 (il l'avait commencé en 1932) et Aminadab l'année suivante. Après la Libération, il adopte des positions très à gauche et s'engage pour l'émancipation de l'Algérie (il est l'un des signataires du Manifeste des 121). Ennemi de toute référence biographique, peu visible, il se lie d'amitié avec Marguerite Duras, Elio Vittorini, par la suite avec Jacques Derrida. Quand éclate les événements de mai 68, il fait partie du Comité d'Action Etudiants-Ecrivains constitué trois jours après l'occupation de la Sorbonne. Il est intervenu publiquement (fait exceptionnel) à la faveur de ces semaines mouvementées et je l'ai vu lors d'une assemblée à la faculté de médecine). Ce petit groupe finit par publier un bulletin où il amorce une autocritique. Un an plus tard, il rompt avec ce petit cercle ultra gauchiste à cause de la guerre israélo-palestinienne. Cela mérite d'être lu, surtout quand on pense que, jeune homme, Blanchot se promenait avec une canne à pommeau d'argent !
Résolutions pour quand je vieillirai et autres pensées sur divers sujets, Jonathan Swift, traduit de l'anglais et présenté par Emile Pons, Folio « sagesses », 96 p., 3,50 euro.
Le célèbre auteur des Voyages de Gulliver nous livre ici ses pensées. Jonathan Swift (1667-1745) n'a pas écrit que des oeuvres de fiction : il a aussi été l'auteur de nombreux pamphlet de caractère social ou politique, comme, par exemple, la Modeste proposition concernant les enfants de classe pauvre (1729) -, il faut se souvenir qu'il a été orphelin. Dans différents petits textes, il se fait philosophe et égrène ses pensées assez critiques et aussi sceptiques sur le monde qu'il connaît. Son Sermon sur la difficulté de se connaître soi-même est une exhortation à l'introspection sans le moindre ménagement. Toutes ces méditations embrassent mille sujets, qui vont de la vie sociale, du mariage, jusqu'à la posture inique des hommes qui détiennent le pouvoir. Ils montrent à quel point Swift avait une vision très clairvoyante et caustique des travers de ses contemporains, mais aussi des inégalités flagrantes qui touchaient la société anglaise. Les aventures de Gulliver avaient été une forme de transposition de sa conception de la réalité du monde anglo-saxon, qu'il jugea avec beaucoup de mordant et d'humour. Ces pages cette fois n'ont plus d'humour : elles contiennent une forme de sagesse désabusée, mais aussi sa volonté sans faille de dénoncer toute forme d'injustice. Il n'est jamais pontifiant et sa pensée est claire et sans amertume. Elle peut le plus souvent nous toucher car elle se révèle d'une modernité stupéfiante.
En remontant le boulevard, Jean-Paul Caracalla, « La Petite Vermillion », La Table Ronde, 224 p., 7,30 euro.
L'auteur nous propose une promenade en compagnie des écrivains sur les Grands Boulevards de Paris. Au début, il nous raconte l'histoire de ces artères qui vont prendre une importance fondamentale dans la vie parisienne au XIXe siècle. C'est d'abord Louis XIV qui a fait abattre les anciennes fortifications de Charles V et de Louis XIII pour les remplacer par une large chaussée avec deux contre-allées plantées d'arbres réservés à des promenades champêtres. Mais le nom de Boulevards n'apparaît qu'au XVIIIe siècle. Ils deviennent alors un lieu de promenade élégant et des folies y sont même bâties. Jean-Claude Caracalla croit savoir que ce nom dérive du néerlandais bolwerc, qui veut dire rempart. Mais il y a eu d'autres extrapolations. Quoi qu'il en soit c'est le boulevard de Gand (surnommé la petite Coblentz, à cause des émigrés de l'aristocratie qui s'y retrouvent après la chute de l'Empire) et puis le boulevard des Italiens qui commencent à donner ces lieux leurs véritables lettres de noblesse. C'est là que font leur apparition les premiers restaurants avec les déjeuners « la fourchettes) et aussi où se pavanent les lions et les lionnes la terrasse du luxueux Café Tortoni. Plus tard, ce seront les dandys qui vont prendre le dessus dans un univers urbain de plus en plus fréquenté par les Parisiens et par les étrangers de passage, comme Henry James, qui vont s'y promener, se rendent au théâtre (tout a commence boulevard du Temple, qui fourni le décor de la fin du film Les Enfants du Paradis) ou envahissent les terrasses des grands cafés et des restaurants. L'auteur fait une très belle évocation de ces lieux qui, de nos jours, ont perdu, en partie leur faste et la plupart de leurs lieux mythiques, comme la Maison Dorée, rendez-vous devenu légendaire des hommes de lettres ou le Café Napolitain, endroit merveilleux, que j'ai connu avant sa fermeture. C'est un livre réservé aux amoureux de notre bonne vieille capitale et qui aime découvrir son passé.
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