Parvenu à l'âge de maturité, le Festival international de films documentaires (du 23 mars au 1er avril à Paris) peut enfin s'offrir le luxe de poser cette question vertigineuse, métaphysique, dans l'une des sections de son programme : « Qu'est-ce que le réel ? 40 ans de réflexions ». Et le Festival pourrait alors, reprenant à son compte la boutade du psychologue Binet à qui l'on demandait de définir l'intelligence et qui avait répondu : « l'intelligence, c'est ce que mesure mon test ! », affirmer à son tour : « le réel, c'est ce qu'appréhende le cinéma documentaire »… Cette réponse aurait au moins l'avantage d'ouvrir à une variété d'approches cinématographiques, dont le compte-rendu qui suit donne quelque idée.
Le réel brut, parce que nos habitudes le posent comme inintéressant, terne, nous cherchons souvent à nous en échapper par la fiction. Or certains artistes s'évertuent patiemment à nous le redonner à voir, à en débusquer les richesses insoupçonnées... Tacita Dean, pour laquelle une programmation fut spécialement dédiée (ses œuvres sont aussi projetées dans galeries et musées), poétesse de la vision et plasticienne, sait admirablement s'attarder sur un paysage, un visage, scrutant un reflet, un mouvement ou une mimique, particulièrement intéressée par les autres artistes, et leur énigmatique apparence qu'elle filme en inventant des dispositifs originaux de monstration. L'américain James Benning, quant à lui, dans L. Cohen, (qui a obtenu le Grand prix de ce festival) simplement à partir d'un très long plan fixe sur un champ désert, dans l'Oregon, nous donne à voir les effets imperceptibles, puis spectaculaires, de luminosité lors d'une éclipse de soleil. Une expérience sensorielle qui prend une dimension méditative, surtout lorsqu'une chanson de Léonard Cohen vient accompagner l'image immobile, que la nuit soudaine de l'éclipse solaire identifie à notre extinction.
Il est significatif, dans un contexte de dégradation écologique croissante, que le filmage du réel se tourne vers la nature, objet devenu rare et précieux pour les citadins, monde en voie de perdition… Ainsi, dans L'esprit des lieux, Stéphane Manchematin et Serge Steyer, tout en brossant le portrait attachant d'un preneur de sons spécialisé dans la nature, captivent le spectateur par les bruits, les chants, les cris, les traces sonores de ce qui reste de la vie animale dans les forêts. Le documentariste alors nous apprend à redevenir un enfant, craintif et admiratif en face du vivant mystérieux. Quant au regard de Zaheed Mawani, dans Harvest moon (Prix du patrimoine de l'immatériel), il procède à la fois du naturaliste et de l'ethnographe, puisqu'il nous fait découvrir l'une des plus grandes forêts de noyers du monde au Khirgiztan, et en même temps, par l'écoute des mythes et légendes, la fine observation d'une famille de paysans, ses rituels, ses gestes quotidiens, il donne à voir des modes de vie traditionnels voués à disparaître. Par une admirable série de plans-séquences sobres (certains font penser au réalisateur Ozu), il nous transporte dans une autre nature, une autre culture.
Si le documentariste montre des réalités disparates mais unies par un lien, l'acte de perception se trouve alors subsumé dans une démarche intellectuelle globale, qui donnera leur sens à toutes ces images discontinues… Dans Exploding India et la section « Pour un autre 68 », un certain nombre de réalisateurs indiens, dont l'étonnant S.N.S Sastry, désintègrent les conventions du cinéma documentaire par l'hétérogénéité de ces éclats du réel indien montrés, signifiant mieux au fond l'immense variété, à tous points de vue, du continent indien, que n'importe quel documentaire classique. Juxtaposant des images prises à la volée et des documents d'archives, Bani Khoshnudi, dans The silent majority speaks, rend compte de la permanence, mais multiforme, de la démocratie confisquée en Iran. Pedro González Rubio (Antigona) révèle un lien inattendu et passionnant entre les répétitions théâtrales d'un groupe d'étudiants, à Mexico, et le drame politique que ces jeunes vivent en même temps.
Partant d'un réel limité pour en exhiber les multiples facettes, le réalisateur talentueux peut, dans le même temps, mobiliser des filmages très variés. Et en finir définitivement avec le préjugé que du seul extraordinaire jaillit l'intérêt d'un film… Dans Jusqu'à ce que le jour se lève, Pierre Tonachella parvient magistralement à nous accrocher avec le morne quotidien de travail ou de désoeuvrement, de beuveries musicales de ses copains d'enfance demeurés dans l'Essonne rurale. Mais de telles variations formelles exigent d'autant plus de maîtrise qu'elles comportent le risque de fragmenter la cohérence du propos. C'est malheureusement ce qui est arrivé à l'inabouti Western, famille et communisme de Laurent Krief.
Enfin et bien entendu, par son poids, son âpreté, sa lenteur à évoluer, le réel est souvent, dans le documentaire - on le sait bien -, le réel social… La charge critique est alors d'autant plus fréquente dans ce type de cinéma que l'information idéologisée, par contre, a tendance à minorer ou ignorer certaines formes d'oppression ou d'aliénation. Dans Rêver sous le capitalisme (Prix des bibliothèques), la belge Sophie Bruneau documente, par un biais surprenant, la pénibilité du travail dans le contexte du néo-management : douze personnes racontent comment le stress, les tensions, l'accablement de leur travail viennent, par de mauvais rêves ou des cauchemars, les persécuter jusque dans leur sommeil. À ces témoignages éprouvants, la réalisatrice joint différentes images de lieux de travail marqués par une déshumanisante fonctionnalité. Sans doute, pour beaucoup, le réel c'est surtout ça…
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