Petites gens, pavés humides, noirs réverbères, gris souris des matins brumeux: sur un air mélancolique d'accordéon, défile dans notre mémoire tout ce Paris populaire de l'après-guerre tel qu'il fut sublimé par des poètes de la photographie comme le furent Doisneau, Izis, Brassaï, Bovis, Cartier-Bresson et... Willy Ronis. En 1955, Edward Steichen organisait une remarquable exposition intitulée « Family of Man », et ce fut sans doute l'apogée de ce courant idéaliste et humaniste en photographie. La France s'y rendait célèbre, créant une sorte d'imagerie nationale, et plus exactement parisienne, assez puissante pour fonder une mythologie et susciter l'envie de cette fameuse « atmosphère », jusqu'à en nourrir le cliché touristique... Les quartiers populaires de Paris comme Ménilmontant, la proche banlieue comme Joinville-le-Pont restaient les terrains de chasse favoris de ces photographes. La rue, le bistrot, ou le terrain vague comme aire de jeux enfantins campaient le décor. Le petit peuple et ses personnages folkloriques proposaient les acteurs. Ne manquait plus que la petite musique du réalisme poétique, animant aussi bien le cinéma que la littérature, pour fabriquer le petit théâtre de la photographie humaniste. Un peu de communisme (Cartier-Bresson avait collaboré au journal Ce soir dirigé par Aragon), beaucoup d'anarchisme pacifiste... C'était l'après-guerre, et malgré tout un climat de concorde autour de la grande reconstruction.
Pour se plonger dans ce bain photographique humaniste, jusqu'au 29 septembre au Pavillon carré de Baudoin (qui fête ses dix ans d'existence au 121 rue de Ménilmontant), une grande exposition, Willy Ronis par Willy Ronis, donne à voir quelques deux cents photographies, réalisées entre 1926 et 2001, à partir des six albums composées par le photographe il y a une trentaine d'années : c'était l'essentiel de son travail, une manière de testament photographique... Neuf ans après le décès de Willy Ronis, cette exposition nous rappelle l'entrée de l'oeuvre dans les collections de la Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine (MAP), gérant les grandes donations photographiques faites à l'État. Mais les exécuteurs testamentaires souhaitaient une grande exposition rétrospective dans le quartier de prédilection de Willy Ronis. Là voici donc, rue de Ménilmontant, avec l'artiste et sa voix douce dans d'excellents films, et quelques textes de circonstance écrits de sa plume.
Pour beaucoup d'anciens visitant cette exposition gratuite, bien des photographies racontent d'abord le Paname d'hier, qui a complètement disparu : c'était le temps du café-bougnat, du linge séchant aux fenêtres, des télégraphistes, des enfants dans les rues, des HBM, avant qu'ils ne soient remplacés par les HLM... Ah, le petit bistrot de la rue des Cascades, tu te rappelles ? Et les marchandes de frites de la rue Rambuteau ! Et toutes ces façades bien noircies, avant le grand ravalement de la capitale !... Alors l'objet, l'anecdote, le document priment évidemment sur la forme, le style, l'oeuvre. Et pour l'octogénaire du quartier, cette exposition constituera d'abord un témoignage émouvant sur toute une époque, d'autant plus que certains cartels rappellent l'histoire des lieux, et ce qu'ils sont aujourd'hui devenus. Mais assez vite, par la diversité des thèmes que Gérard Uféras et Jean-Claude Gautrand, commissaires de l'exposition, nous proposent, la photographie de quartier laisse la place à des sujets aussi différents que les autoportraits, les nus, le monde ouvrier, la province, l'ailleurs, l'intime... Et la variation des sujets rendra plus perceptible l'unité d'une démarche.
Dans le sillage de cette photographie humaniste qui aime le populo, ne méprise pas ses loisirs simples, comprend les duretés de son labeur, et découvre en flânant quelque poésie dans sa banalité, Willy Ronis se distingue par certaines caractéristiques. Sans doute le trouvera-t-on moins près de son sujet qu'un Brassaï, moins enclin à l'image étonnante qu'un Cartier-Bresson, moins conteur d'histoires qu'un Doisneau, mais le plus de tous ces moins, c'est de savoir juste transfigurer une scène ordinaire en icône. « Parfois, les choses me sont offertes avec grâce. C'est ce que j'appelle le moment juste. Je sais bien que si j'attends, ce sera perdu, enfui », dit-il. Par exemple, cette photo magique faite à Gordes en 1949, intitulée Le nu provençal et tellement reproduite en cartes postales qu'on n'en perçoit plus l'admirable composition. Une oblique lumineuse, un nu féminin en contre-jour, un décor rustique et austère, et la promesse de bonheur d'une vie claire et amoureuse... L'exposition redonne à contempler cette photographie en grand format. Willy Ronis distingue, dans ses photographies, l'impromptu (les choses qui s'offrent à lui et qu'il saisit) et la prévisualisation (les scènes dont il imagine qu'elles seront intéressantes, bonnes à composer) mais, dans les deux cas, on admire le maître en qualité des lumières. Et en contre-jours, qu'il affectionne particulièrement... La photographie de son enfant, Vincent au bol, reste un chef d'oeuvre absolu par le découpage miraculeux de ses ombres et lumières.
Parce qu'il est parvenu, en renonçant aux formules, même les plus fécondes, à dégager son chemin dans une photographie humaniste prospère de ses immenses talents, Willy Ronis a pu dire : « J'ai acquis tôt la conviction, dans ma naïve assurance, que je devais mener mon parcours en demeurant vigilant et sincère. Qu'ainsi ma voix se ferait peut-être entendre, avec son propre timbre, au milieu du choeur de ceux qui chantaient en même temps que moi. »
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