Le pastel n'est pas sujet à noircir, ou jaunir, avec le temps. L'extrême fraîcheur de ses coloris, ses délicates nuances lui confèrent une sensualité que sa remarquable aisance à traiter l'incarnat, et donc les douceurs de la chair, également les étoffes soyeuses, vient accroître. Avec juste le bout des doigts (sensualité, donc également, de cette pratique), ou une estompe, les traits juxtaposés du pastel peuvent être fondus entre eux par l'artiste. De là cet aspect mat et velouté du pastel qui lui est spécifique, et concourt à une bonne partie de son charme. Pas d'ombres ni de rugosités : il n'est donc pas étonnant que l'on appelle « couleurs pastel » des teintes claires et douces ; pas étonnant non plus que la seconde moitié du 17ème siècle, et surtout le 18ème siècle, si hédoniste pour ses privilégiés, se soient entiché de cette technique (qui commença, en France et en Italie, à être déjà utilisée vers la fin du 15ème siècle), et que de radieux et séduisants portraits aient, sous les touches rapides de ces bâtonnets, vu le jour. Maniés par des virtuoses comme les Maurice Quentin de La Tour, Rosalba Carriera, Jean-Baptiste Perroneau, Élisabeth Vigée-Lebrun, Jean-Étienne Liotard, Jean-Baptiste Siméon Chardin, Robert Nanteuil, etc., lesdits bâtonnets produisirent de lumineux chefs-d'oeuvre, au croisement du dessin et de la peinture. Belle concrétisation imagière du Siècle des Lumières !
Il se trouve que la collection de pastels européens des 17ème et 18ème siècles que possède le musée du Louvre n'a guère d'équivalent dans un autre musée, que l'exposition En société - Pastels du Louvre des 17ème et 18ème siècles (jusqu'au 10 septembre) nous offre une large perspective (plus de 120 pastels) de cet art bien français, et chante, par cette technique et ces couleurs, une sensualité, un amour de la vie tout à fait réjouissants. Grâce à Xavier Salmon, commissaire de l'exposition, on (re)découvre d'autres talents, comme les Gounod, Hoin, Roslin, Boze (portrait inachevé de son épouse, d'une discret érotisme), et l'on va même jusqu'à Prud'hon, mais c'est déjà le tout début du 19ème ... Et le pastel trouvera d'autres biais. On revoit quelques chefs-d'oeuvre, tel le Portrait en pied de la marquise de Pompadour par le « prince des pastellistes », Quentin de La Tour, on découvre (nouvelle acquisition) l'effigie de l'acteur Lekain par Lenoir. Lorsque, le premier sans doute, Joseph Vivien (1657-1734) s'était spécialisé dans le portrait exécuté exclusivement au pastel, et dans les mêmes dimensions que ceux peints à l'huile, « la critique lui accorda rapidement que le pastel avait l'avantage d'être plus frais, plus brillant, plus vrai car s'approchant de la chair », comme un cartel le mentionne. Chairs roses et potelées, charmants sourires, moires des satins et transparences légères des gazes : la clientèle se faisait sans doute représenter sous un jour avantageux où primaient insouciance et joie de vivre, luxe et volupté... Révélées par une délicate poudre colorée, souvent comparée à celle couvrant les ailes des papillons, toutes ces oeuvres, par leur extrême fragilité, brillance, semblent nous conter un bonheur subtil, une précieuse sensualité.
Dans le prolongement à la fois éthique et esthétique de cet éloge coloré de la sensualité, un gros et beau livre, bourré d'oeuvres d'art reproduites, plus ou moins connues, livre sortant de l'ordinaire, venant conforter un éloge de l'hédonisme, et asseoir une critique des religions. Il s'agit de l'essai de Vitaly Malkin, Illusions dangereuses - Quand les religions nous privent de bonheur (éditions Hermann, 448 p., 22 euro). L'auteur a ce parcours sinueux, inaccoutumé favorisant des créations hétérodoxes dans la forme, que la tradition universitaire en général tient à distance. Chercheur en physique d'abord, puis homme d'affaires, banquier, sénateur, ce citoyen russe polyglotte, érudit, s'est passionné pour la philosophie et les arts. Son ouvrage, très documenté et passionnant à lire - s'il ne s'embarrasse pas trop des réticences habituelles quant au point de vue personnel du chercheur, ni des méthodes canoniques universitaires - surgit à point nommé dans l'inquiétant contexte actuel d'un retour tonitruant du religieux en sa version intégriste, fondamentaliste. Une version marquée par le puritanisme (parfois hypocrite d'ailleurs), la mortification, le fanatisme et la misogynie. La critique des religions se nourrit de nombreuses sources (matérialisme, courants libertins, marxisme, freudisme, etc.), mais celle qui inspire le plus Vitaly Malkin est à la fois voltairienne et nietzschéenne. Le choix de certaines peintures, saisissantes, rappelle à tous ceux qui l'oublieraient trop vite combien la condamnation des plaisirs, le dégoût, la détestation de la chair - au nom d'un sacrifice rédempteur, d'une adoration exclusive du divin - furent essentiellement l'apanage des grandes religions monothéistes... On le sait bien, soupireront les lettrés. Mais, face à l'offensive des bigots, sectaires, tartufes, calotins se régalant de censures comminatoires ou, pire, osant jusqu'à l'acte criminel, il faut réactualiser ce savoir, et répéter avec Vitaly Malkin que le supposé Mal n'a rien à voir avec la sensualité, les plaisirs. Spinoza écrivait déjà (« Éthique », IV) : « Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs ».
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