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[verso-hebdo]
27-04-2017
La chronique
de Pierre Corcos
Du fantasme à l'image...
Le film de Joseph Mankiewicz, adapté de la pièce de Tennessee Williams, Soudain l'été dernier (1959), fut un large succès au moins pour deux raisons : le charisme d'immenses acteurs hollywoodiens (Elizabeth Taylor, Katherine Hepburn, Montgomery Clift), et l'illustration optimiste des pouvoirs de la psychanalyse qui libère du traumatisme et du refoulement par la parole. En outre, une habile dramatisation par un télescopage/montage, que permet le cinéma, entre sons, images du passé et réalité présente, contrebalançait la dimension « bavarde » (cf. la talkative cure) et le huis clos de la pièce... Cependant, le spectateur ressentait confusément que le film avait réussi à « emballer » des réalités monstrueuses qui ne pouvaient, ne devaient point l'être. Par exemple ce thème obsédant de la dévoration, aux limites insupportables du cannibalisme, ou bien la puissance hallucinatoire des pulsions, ou encore l'angoissante proximité entre intolérable vérité et folie. Ne faut-il pas alors revenir au théâtre qui laisse au spectateur son imaginaire - comme la psychanalyse laisse seul avec sa vérité subjective l'analysant - pour ressentir la portée tragique de Soudain l'été dernier ? La mise en scène et la scénographie de Stéphane Braunschweig (c'était, jusqu'à la semaine dernière, au Théâtre de l'Odéon) ont rendu à la pièce de Tennessee Williams ses effrayantes interrogations là où le film de Joseph Mankiewicz fournissait des explications rassurantes après le tumultueux récit d'un fait divers épouvantable.

Dans la partie émergée (présentable et socialisée) de l'iceberg, pour reprendre la métaphore bien connue de Freud, la pièce fonctionne bien entre quatre personnages : le premier (Sébastien), absent, assassiné, est le poète homosexuel, à la fois innocent et sacrificiel ; le second (Catherine) est la jeune « folle » qui, en fait, dit une vérité que la bienséance ne veut point entendre, rôle mythogiquement dévolu au Fou ; le troisième (Mrs Venable) est la mère « névrosée », femme phallique qui a voulu faire de son fils poète son phallus ; le quatrième (Dr Cuckrowicz) est le psychiatre/psychanalyste qui ouvre un espace libre de paroles aux deux femmes, et par là rend possible la reconstitution d'un puzzle psychologique. À ce niveau, un rapprochement avec quelques éléments biographiques de l'auteur s'opère aisément : la « folle », c'est Rose, sa jeune soeur diagnostiquée schizophrène, lobotomisée, pour laquelle Tennessee gardait une immense tendresse ; le poète homosexuel, c'est lui bien entendu ; la mère « névrosée » serait sa propre mère, à qui jamais il n'a pardonné d'avoir autorisé la lobotomie de Rose ; et le médecin représente le bon psychanalyste qu'il a consulté au moment où, dépressif éthylique, il allait très mal... Mais, sous cette distribution des rôles, sous ces références psychobiographiques, dans la partie sombre, immergée de l'iceberg, s'agitent d'affreuses images de dévoration. Et à ce niveau on évolue dans les archaïsmes fascinants, effroyables de la tragédie grecque, comme le note justement Braunschweig. La dévoration sanglante par ces oiseaux carnivores des bébés tortues filant vers la mer (image évoquée dans la pièce, inscrivant la dévoration dans un cruel cycle biologique), la mise à mort cannibalique de Sébastien par des gamins mendiants, la dévoration psychologique par Mrs Venable de son fils, images mentales obsédantes, donnent à la pièce sa véritable unité de vision. Le metteur en scène se saisit de l'oeuvre par ce biais. Il déclare : «À la fin, Catherine dit : « il faut que les choses m'apparaissent comme une vision, sinon rien ne vient ». Pour moi, Williams parle là de son écriture : je pense que cette pièce lui est apparue sous forme d'une série de visions, et qu'il l'a mise en forme après ». Braunschweig a su s'en souvenir de différentes façons. Ainsi, sur le rideau qui va se lever, au début de la pièce, une coulée de sang est projetée... Et le plateau découvert évoque une écrasante, étouffante mangrove au sein de laquelle les protagonistes semblent bien frêles et chétifs ! Lorsqu'un auteur de théâtre s'adresse plus à l'imagination des spectateurs qu'à leur intellect, il se conduit en poète.

Le poète Tennessee Williams traduit en images une réalité corporelle, celle de désirs sauvages, nomades, interdits. Une réalité atmosphérique, celle d'un climat lourd, tropical aux senteurs entêtantes, méphitiques. Une réalité sociale, celle des marginaux, de la transgression, de la folie... Les titres de ses pièces (La chatte sur un toit brûlant, La rose tatouée, La nuit de l'iguane, Doux oiseau de jeunesse...) arrêtent par une captivante image le temps qui s'envole sur un espace démesuré. La scène offre heureusement un espace/temps clos à ces images inoubliables... Stéphane Braunschweig nous a donné un spectacle fort, exaltant, un microcosme où les comédiens (excellente Luce Mouchel dans le rôle de l'autoritaire Mrs Venable, gardienne d'un ordre mensonger) incarnent plus que des protagonistes dans un drame psychologique illustrant l'aliénation familiale, le déni de l'homosexualité, l'effort pour rendre l'autre fou. Ils incarnent peut-être les officiants hallucinés d'un rituel immémorial, sanglant et orgiaque. La mort de Sébastien ne ressemble-t-elle pas à celle de Dionysos qui, dans le mythe orphique, est déchiré, dépecé, dévoré par les Titans ?
Et le mythe est autant récit qu'image incertaine où chacun peut projeter son vécu.
Pierre Corcos
27-04-2017
 

Verso n°136

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