Si la photographie capture et rappelle le moment, le Mois de la Photo, lui, nous a fait oublier qu'il a déjà 37 ans... Et, pour cet anniversaire de jeune maturité, il s'est étendu sur ce qu'on appelle le Grand Paris, c'est-à-dire onze millions d'habitants. La MEP, qui a organisé la chose, a été généreuse : 96 expositions dans 32 communes, et une représentation, jamais égalée auparavant, de photographes français contemporains. Bravo à Jean-Luc Monterosso qui a dirigé l'événement, à François Hébel, ancien directeur des Rencontres d'Arles, qui a sélectionné les artistes, enfin à la Mairie de Paris qui a financé ce Mois de la Photo se déroulant, et c'est tant mieux, au printemps ! Au moment où cette chronique vient en ligne, nous continuons d'aller voir ici et là des expositions. Mais voici déjà quelques visites confirmant la variété des propositions...
Par une installation originale et percutante, l'italien Nicolò Degiorgis vient nous rappeler (on est sans cesse enclin à l'oublier) l'ampleur tragique de l'immigration actuelle. Au sol des milliers de minuscules photographies en couleurs avec chaque fois, sur la mer bleue, une barque ou un bateau surchargés d'immigrés. Le visiteur risque de piétiner cette myriade photographique... Il franchit ensuite une arche pouvant symboliser le tunnel sous la Manche, canal obligé vers un mythique espoir pour tant d'immigrés. Une vidéo montre le calme trompeur de la Méditerranée, où se déroulent tant de drames. Puis ce sont des tissus imprimés avec des photos d'immigrés, etc. Un graffiti sibyllin : My head under water but breath fine. C'est à l'Institut culturel italien.
À la Galerie Argentic quelques photos, inédites dans leur majorité, de Roger Schall (1904-1995), nous montrant le Paris des années 30. C'était un autre temps, et l'on dirait même une autre ville, aux immeubles sombres, ruelles tortueuses et pavés disjoints, avec ses Halles grouillantes, ses petits métiers (comme la rempailleuse ou le marchand de balais), ses quartiers pauvres, ses attractions de rue, le panache blanc d'une locomotive s'échappant d'une grille... La tour blanche de la Gare de Lyon prise d'une ruelle noire, la Seine qu'on reconnaît (mais il y avait beaucoup de pêcheurs alors !), les autobus à plateforme nous rapprochent à peine du Paris actuel. Et en ce temps-là, l'usage du Rolleiflex, idéal pour une photographie nomade, générait d'étonnants formats carrés, dont l'exposition nous offre divers exemples. Voyage dans le passé parisien, par le piqué du détail et les mélancoliques grisés que permettait l'argentique...
On peut aussi revoir (au Centre Assas) une exposition déjà appréciée en Arles, il y a deux ans (cf. Verso Hebdo du 3-9-15), comme Les Paradis. Rapport annuel de Paolo Woods et Gabriele Galimberti. Ici point d'Eden biblique, hélas, mais des centres offshore pompant les 32000 milliards de $ de l'évasion fiscale... Foin d'images candides et touchantes du Paradis, mais kitsch de l'hyperluxe et suffocant artifice d'une satisfaction matérielle convenue. Travail d'investigation étonnant, et surtout traduction photographique adéquate matérialisant ce qui, pour beaucoup, reste une abstraction.
La galerie Hegoa présente Hommage à Claude Lévi-Strauss : des photographies « ethnologiques » de Pierre de Vallombreuse qui, depuis trente ans, a constitué un remarquable fonds photographique sur 42 peuples, plus ou moins menacés par le « cannibalisme culturel » de notre Occident technologique. Une phrase de l'auteur de Tristes Tropiques, en exergue de l'exposition, éclaire la démarche du photographe semblant exhumer un éden sauvage, perdu, où l'enfance, une tendresse primordiale, les joies les plus simples s'exaltent dans d'humides nuances de gris : « Ce qui empêche l'homme d'accéder au bonheur ne relève pas de sa nature mais des artifices de la civilisation ». La photo intitulée Fin de journée, avec cet enfant en équilibre sur une barque, dans le calme enveloppant d'un paysage, reste un pur moment de poésie.
C'est l'enfer nucléaire qu'évoque le japonais Takashi Arai dans son exposition Cent soleils à la Galerie Camera Obscura. La lumière de la bombe atomique fut si éblouissante - 100 soleils - qu'elle put « imprimer » des silhouettes sur des murs... Par la forme même du daguerréotype, qui fixe la lumière sur une plaque de métal et crée l'image, par ces nuances bleutées, le choix des thèmes qui, de Nagasaki à Fukushima, pointe l'horreur des explosions ou catastrophes nucléaires, le photographe parvient à une représentation à la fois mystérieuse, fantomatique et d'une précision extrême.
Au Musée d'Orsay, une exposition collective, Du coq à l'âne. Les animaux, on le sait, n'ont aucun talent pour poser, et se fichent totalement de leur immortalisation par les photographes... L'inverse n'est pas vrai : des daguerréotypistes aux photographes pictorialistes, la grande affaire était d'immobiliser nos turbulents frères biologiques et les faire entrer dans la boîte noire et la postérité. La sieste de l'animal, opportunité de choix, a inspiré Auguste Vacquerie, notamment au niveau du titre malicieux donné à son chat endormi : Effet de Phèdre sur les bêtes. Muybridge a résolu le problème avec sa « chronophotographie », puisque Lion en cage représente plusieurs instants différents d'une même ronde. Le peintre Gérôme peignait sur le motif un âne. Un photographe anonyme a saisi la curieuse scène... Ce bestiaire promène dans les débuts de l'art photographique.
Et ainsi, voyages dans le temps et l'espace, et dans le Grand Paris, le Mois de la Photo tient sa promesse d'une grande « variété de points de vue sur la photographie ».
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