Le dernier livre de Régis Debray, brillantissime comme d'habitude, s'intitule Civilisation (Gallimard, 234 p. 19 euros). Aussitôt l'on bondit : quoi ? Le grand médiologue emprunte le titre du célèbre ouvrage de Sir Kenneth Clark sans même le citer ? (Civilisation, Hermann, 1974). L'historien de l'art britannique restait dans son domaine, l'art, et, posant dès le premier chapitre la question de savoir où est le centre de la civilisation, le situait très précisément au pont des Arts à Paris, là où tous les créateurs de quelque importance du monde entier sont irrésistiblement attirés : « Et sur ce pont, depuis Henry James, combien de pèlerins venus d'Amérique se sont-ils arrêtés pour respirer le parfum d'une culture aux racines lointaines, conscients de se sentir au centre même de la civilisation ». Evidemment, il ne s'agissait pour lui que de l'Occident, mais dans cette vaste partie du monde, les Etats-Unis comptaient pour peu de chose. Nous étions dans les années 70-80, c'est-à-dire le moment historique du post-modernisme, et Kenneth Clark anticipait le jugement sans appel de Joseph Kosuth, artiste conceptuel américain qui déclarerait bientôt que « les Américains, comme d'habitude, doivent repartir à zéro. Ne disposant plus de la caution historique du modernisme, ni de la culture d'une nation plus ancienne, comment les artistes américains résisteraient-ils à une éclipse quasi complète du sens ? » (Artforum, mai 1982). Autrement dit, en matière de civilisation occidentale, il n'y a que l'Europe en général et la France en particulier, l'Amérique se contentant d'exporter, comme dit Kosuth, « une culture synthétique - McDonalds, Coca Cola, l'Hôtel Hilton etc. »
Régis Debray, quant à lui, raisonne à l'échelle planétaire et précise le fil conducteur de sa démonstration par son sous-titre : « Comment nous sommes devenus américains ». Pour lui, l'Europe n'est plus une civilisation en marche car elle a cessé de transformer les milieux environnants à son image, ce qui fait qu'elle se replie en culture. « C'est quand une société devient moins imprimante qu'imprimée, moins initiatrice que réceptrice, moins imitée qu'imitante (...) que le compte à rebours s'enclenche, et que le pronostic vital peut se dire engagé. » Viennent alors d'innombrables exemples accablants, des comparaisons terrifiantes avec la décomposition de l'Empire Romain, qui aboutissent à des jugements sans appel comme celui-ci : « Il y avait, en 1919, une civilisation européenne, avec pour variante une culture américaine. Il y a, en 2017, une civilisation américaine, dont les cultures européennes semblent, avec toute leur diversité, au mieux des variables d'ajustement, au pire, des réserves indigènes. Sur un échiquier, cela s'appelle un roque. Sur un champ de bataille, une défaite. »
Epouvanté, j'ai cherché l'opinion de l'oracle concernant les critiques d'art, et je l'ai trouvée page 111 : « nos critiques d'art, qui validaient et valorisaient une oeuvre d'art par le temps, pratiquent pour l'art contemporain la validation par l'espace : ce qui compte, ce n'est pas qu'une oeuvre 'tienne le coup', mais qu'elle soit exposée et cotée au même moment à Düsseldorf, Londres, New York et Shangai ». Régis Debray reprend là, peut-être sans le savoir, la thèse d'Achille Bonito-Oliva au milieu des années 80 selon laquelle le problème des artistes n'est plus de « passer à l'histoire » mais bien de « passer à la géographie », c'est-à-dire occuper le terrain partout, moyen de gagner un maximum d'argent. Debray, en adoptant l'analyse du professeur de cynisme Bonito-Oliva, rend effectivement compte des errements d'un certain art contemporain, mais il est inexact et injuste de généraliser en parlant de « nos critiques d'art ». Sait-il que nombre d'entre eux cherchent au contraire à montrer pourquoi certaines oeuvres « tiennent le coup » et que pour cela ils s'arment de concepts qui, justement, viennent de France pour la plupart ? La « papesse » actuelle des critiques d'art, l'américaine Rosalind Krauss, pour rendre compte de la puissance affective d'une oeuvre, dit trouver l'outil théorique qui lui permettra de l'expliquer chez Barthes, Michel Foucault ou Merleau-Ponty. Oui, le structuralisme, le post-structuralisme et la phénoménologie venus de France continuent d'imprégner la pensée en Amérique. Et n'objectez pas que ces auteurs sont morts : Alain Badiou drôlement désigné sans le nommer, page 81, comme un « marxiste pur et dur, devenu l'intellectuel organique des campus américains » continue à irriguer le champ intellectuel des U.S.A. avec l'aide de jeunes auteurs français aussitôt traduits comme Quentin Meillassoux, qui renouvelle la critique kantienne, et propose aujourd'hui rien moins qu'un nouveau partage des ambitions de la pensée (Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Seuil, 2006). Voyez-vous, cher Régis Debray, dans un domaine au moins, la pensée élaborée en France est plus imprimante qu'imprimée, plus initiatrice que réceptrice. Le roque dont vous parlez avec une curieuse jubilation n'est pas complètement acté. La civilisation française bouge encore...
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