L'impertinent hasard qui se plaît à mettre en déroute la logique du sens, parfois vient l'étayer. Et voici que des spectacles de théâtre, par le seul aléatoire de leur succession temporelle, ont enrichi une réflexion qui nous mène de l'oppression à la révolte, puis à la recherche d'un projet collectif.
La pièce percutante de Jean-Daniel Magnin, Dans un canard, qu'il a lui-même mise en scène (c'était jusqu'au 14 mai au Théâtre du Rond-Point) enrobe de fantaisie, de scènes drolatiques et d'une ambiance de farce, voire de cabaret, un sujet douloureux qui suscite abattement ou révolte : ce qu'est devenu le travail dans maintes entreprises, depuis que le principe de rendement s'est imposé comme une référence absolue... Le personnage central de la pièce, balourd et piteux, révèle à son insu, par des gaffes exacerbant l'absurdité globale du système, la souffrance des uns et la violence des autres. Dans un environnement économique hautement concurrentiel et mondialisé, soumis à la pression de l'actionnariat, où les rapports présents capital/travail favorisent largement le capital, le quotidien en entreprise se voit désormais structuré par un néo-management autoritaire. Également par le « benchmarking » « avec ses coachs évangélistes, ses auto-évaluations mutilantes, la recherche du maillon faible, de la qualité zéro défaut qui contrôle, compresse et parfois tue », comme le dit Jean-Daniel Magnin, qui à l'évidence connaît fort bien le monde actuel de l'entreprise. Sa tragicomédie (elle commence et s'achève par un suicide lié au travail) réussit admirablement à nous confronter à des réalités pénibles, abruptes, prosaïques, effrayantes - que les employés, cadres cherchent par ailleurs à oublier en... allant au spectacle - comme le surtravail, les rivalités induites, la fiche de poste, le bilan de compétences, la « placardisation » avant le licenciement, tout en provoquant des rires variés (de la fantaisie linguistique au comique farcesque). Une alliance qui ne va pas de soi ! Sans doute, l'aberration globale et le cynisme absolu de ce néocapitalisme portent-ils en eux des éléments virtuels d'humour kafkaïen, que Jean-Daniel Magnin a su avec truculence actualiser. Mais, une fois que les rires se sont tus, que les comédiens (tous convaincants dans leurs rôles multiples) ont salué devant les applaudissements chaleureux du public, il n'en reste pas moins cette réalité professionnelle, laborieuse, de plus en plus anxiogène, stressante et mortifère, à braver dès le lundi matin. Et cette réalité-là peut générer une sourde révolte...
Peut-être existe-t-il une Révolte qui serait la mère de toutes les autres, sociales, politiques, etc. Elle refuse la laideur du réel, les limites de chaque système, l'hypocrisie des conventions, la fonctionnalité du langage, la répression du désir : cette Révolte n'est-elle pas poétique, esthétique ? Bertolt Brecht en fit le thème de sa première oeuvre dramatique, Baal, oeuvre qu'il a retravaillée toute sa vie, fait significatif, et dont la dernière version a même précédé d'un an sa mort. Inspiré par les figures de Villon et de Rimbaud, le personnage de Baal incarne ce qui, en la plupart de nous mais en des proportions variées, et en tout artiste probablement, préfère la solitude indépendante aux groupes, l'inconscient sauvage au moi civilisé, la parole libérée aux discours convenus... On ne le sait pas en général, mais le père de la distanciation, du théâtre didactique, a commencé sa vie d'auteur par la poésie... La révolte poétique, bien plus souvent qu'on l'imagine, est le terreau fertile dans lequel vont pousser des révoltes politiques. Christine Letailleur se l'est sans doute rappelé quand elle a décidé de mettre en scène cette pièce lyrique et anarchisante de Brecht (Baal en représentation au Théâtre national de la Colline jusqu'au 20 mai), confiant le rôle titre à Stanislas Nordey et la scénographie à Emmanuel Clolus. Ce qui nous vaut cette interprétation charismatique de l'acteur à la diction martelée, rappelant que, par ses seules fulgurations, le Poète devient thaumaturge et même démiurge. Et, sur le plateau, ces clairs-obscurs, ces espaces, ces rougeoiements picturaux qui semblent annoncer, derrière les flamboiements poétiques, des incendies sociaux... L'immoralisme affiché du héros, bien moins dévastateur que le moralisme nationaliste conduisant aux guerres (on vient de sortir de 14-18 !), choque la société bien pensante et la duplicité bourgeoise. La sensualité nomade et l'immédiate voracité de Baal restent plus humaines (ou animales) que la cupidité insatiable de tous ceux qui les condamnent. Ainsi, la pièce inspirée de Brecht et le spectacle total qu'en a tiré Christine Letailleur semblent donner consistance à l'hypothèse d'une matrice de toute révolte.
« Je me révolte donc nous sommes », écrivait Camus dans L'Homme révolté. Comment vivre ce « nous sommes », une fois l'oppression terrassée ? Comment ensuite faire projet ensemble, faire société ?... Dans une troisième aventure artistique (après Notre temps collectif et Occupation Bastille) intitulée Notre choeur, avec six propositions artistiques (théâtre, musique, chant, poésie, etc.) françaises et internationales, le créatif Théâtre de la Bastille nous a proposé jusqu'au 21 mai des spectacles qui, interrogeant tous la notion de choeur esthétiquement, contribuent à nourrir les incontournables questionnements sur le projet collectif, le Mitsein à venir. Voilà de multiples façons de raccorder problématiques formelles et politiques... Dans une formule raccourcie mais qui donne à penser : « Parler, chanter, danser en choeur, c'est agir en citoyen ».
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