« Qualis pater, talis filius », dit le proverbe latin bien connu. Mais, quand le « tel père, tel fils » se manifeste également dans les « défauts », le mécanisme de l'identification ne suffit plus à tout expliquer. Il faut envisager que pour x raisons, le parricide symbolique, préalable pour que l'enfant trouve sa voie, n'a pu s'effectuer. Et l'adulte reproduit la névrose du père, s'empêtrant dans ses traces bourbeuses. Celui qui âprement critiquait son père n'a pas su faire mieux, et le voici par exemple immature avec son propre fils, dont on peut craindre que ce dernier ajoute un chaînon supplémentaire aux fers qu'il n'aura pu briser... Un tel sujet, au cinéma, exige compréhension, finesse, et d'être saisi également dans une vision plus ample, pour ne pas tomber dans un didactisme sommaire.
Le réalisateur japonais Hirozaku Kore-Eda, dans Après la tempête, montre une fois de plus à quel point, par son cinéma, il traite subtilement du thème récurrent - et périlleux parce que largement abâtardi par les séries télévisées - des relations familiales. Ceux qui ont vu les admirables Still walking ou Tel père, tel fils se souviennent peut-être de son traitement digne, poétique de ces affaires oedipiennes, que notre culture tend trop à emballer dans du linge sale. Comment le réalisateur parvient-il, dans son dernier film, le douzième, à nous montrer le ratage, la veulerie, le divorce, les rancoeurs familiales et conjugales, sans jamais céder à l'étalement du pathos, et en ouvrant son sujet jusqu'à l'ampleur d'une vision esthétique, philosophique, c'est bien là tout son art...
Ryota joue et s'endette (comme le faisait son père), il ne sait pas s'occuper de son fils (comme son père), Ryota est veule, négligent (comme son père). Certes, il a écrit un premier livre, qui a obtenu un prix, mais c'était il y a une dizaine d'années. Depuis Ryota est en panne d'inspiration. Il végète comme détective privé à temps partiel, compte sur la loterie, les courses (pari), et « tape » par intermittences sa vieille mère retraitée, pour régler la pension alimentaire qu'il doit à son ex-épouse Kyoko. Une charmante Kyoko qu'avec ressentiment il épie (son métier de détective le lui permet), parce qu'elle a une nouvelle relation... Observant avec compassion ce personnage a priori peu attractif, Hirozaku Kore-Eda nous montre d'abord ses tourments, ses interrogations amères (« comment ma vie a-t-elle tourné ? », écrit-il sur un post-it, qui va en rejoindre d'autres sur son bureau), ses tentatives d'en sortir. Nullement réduit à sa névrose d'échec, Ryota nous apparaît ici comme un frère humain en solitude et malheur. Nous le voyons tenter de son mieux, maladroitement, de retrouver les chemins d'une communication originale avec son fils, Shingô. Essayer, mais en vain, de combler le gouffre qui le sépare désormais de son épouse. Après une nuit passée chez sa vieille mère, en compagnie de Shingô et Kyoko (ils sont tous bloqués par une tempête qui se déchaîne, métaphore de tous les tourments familiaux), on comprend que Ryota, faisant le deuil de sa relation avec Kyoko mais porté par une complicité certaine avec son fils, va tenter de reconstruire sa vie. Les dernières images du film le montrent devant trois parapluies brisés et abandonnés... Après avoir fixé un autre rendez-vous pour revoir son fils, il se fond dans la foule de ses semblables.
La vieille mère Yoshiko (Kirin Kiki, interprète fétiche du réalisateur), qui vit seule dans un HLM depuis la mort de son époux, représente dans ce film l'amour. L'amour qui tente de créer des liens là où il y a séparation, antagonisme, qui restaure à tous les sens du terme (réparation psychologique et... recettes japonaises) sa fille, sa belle-fille et son fils, malmenés par l'existence, qui propose sa philosophie - à la fois amour de la sagesse mais aussi sagesse de l'amour - aux siens égarés dans la vie alors qu'elle-même s'approche de la mort. En dépit des apparences, c'est elle le personnage principal du film, elle qui lui donne une ampleur de bienveillance bouddhiste magnifiant le malheur banal des situations. Et Ryota pourra refaire son chemin dans le monde grâce à elle aussi, sa vieille mère...
Le temps marqué des silences entre les mots, tout comme le choix par Hirozaku Kore-Eda d'une musique aigre-douce, à la fois triste et drôle, qui distancient le pathos familial, le découpage pointilliste du film évitant les scènes boursouflées de déballage psychologique, les lieux variés où se déroulent les différents épisodes (un « love hôtel », une salle de pachinko, un terrain de base-ball, etc.) diluant la tension dramatique, et enfin la culture japonaise elle-même qui, on le sait, encourage la réserve, l'ellipse, font d'Après la tempête une oeuvre élégante, un bijou discret, une pierre de lune attachante.
Le poids névrotique de l'oedipe et l'héritage encombrant des fautes paternelles, l'échec existentiel, les fêlures du divorce, les problèmes économiques, les rancoeurs de l'une et les indélicatesses de l'autre se voient installés par ce cinéaste disciple d'Ozu dans un espace assez ample pour que l'émotion affleure sans jamais s'imposer aux spectateurs. Et sans doute découvriront-ils dans cet espace, cette distance, ces teintes froides et ces temps de silence, des voies qui esthétisent le drame familial. Et permettent d'en sortir.
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