Le thème pregnant, racoleur, polémique, toujours d'actualité de la prostitution écrase - on le conçoit aisément - les dimensions esthétiques, stylistiques des nombreuses peintures ou oeuvres graphiques, choisies surtout pour l'illustrer.
La dominante socio-historique de l'exposition Splendeurs et misères - Images de la prostitution 1850-1910 (jusqu'au 17 janvier au Musée d'Orsay) privilégie un contenu, provocant bien sûr (comme le fut d'ailleurs celui de l'exposition Attaquer le soleil à propos du sadisme et du marquis de Sade, ou de Masculin/Masculin dans ce même Musée d'Orsay), sur les formes picturales et sur leurs subtils liens avec le motif en question. Car, si ambivalent et transgressif que soit le thème de la prostitution, il ne demeure qu'un motif pour un peintre, un dessinateur, son véritable objet restant toujours la peinture, l'art graphique.
Ces liens, seulement esquissés (une phrase de Van Dongen vient nous rappeler le choix du rouge par rapport à la violence des passions), ne donnent pas aux visiteurs l'occasion d'apprécier les logiques picturales du naturalisme, de l'impressionnisme, du fauvisme, de l'expressionnisme, etc., travaillant ici les oeuvres. Non, en revanche le public en saura bien plus, à la sortie de l'exposition, sur la réalité multiforme de la prostitution au XIXe siècle, de la sordide « pierreuse » aux demi-mondaines et courtisanes de luxe, en passant par les filles « en carte », les « insoumises », les « verseuses », sur l'histoire des bordels, les modes variés de racolage, sur ce Paris de la Belle Époque (époque loin d'être belle pour la majorité des Parisiennes !), sur la duplicité de la sexualité bourgeoise durant cet « âge d'or de la prostitution ». Imperceptiblement, les peintures se font, deviennent illustrations d'un thème...
Si le thème prévaut, pourquoi alors ne pas lire les ouvrages passionnants de l'historien Alain Corbin : Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (XIXe siècle) par exemple ? Une rencontre avait d'ailleurs été organisée par le Musée d'Orsay, à la mi-octobre, avec notre historien. Ou bien pourquoi ne pas se contenter de suivre les quelques conférences proposées sur le sujet ? Le thème, le documentaire... Pourquoi encore, oubliant la peinture, ne pas aller voir le film remarquable de Bertrand Bonello, L'Apollonide : Souvenirs de la maison close (2011) ? Ces questions se posent quand on voit se multiplier, dans le déroulé de l'exposition, les éléments matériels didactiques d'historiographie... Les photographies, les petits films érotiques d'époque qui nous sont proposés, les « cabinets stéréoscopiques » très coquins, tous ces documents enrichissant la connaissance du thème (par exemple ces réclames publicitaires pour brasseries de filles), le lit défait ( !) utilisé par les uns, le fauteuil de « travail » apprécié par les autres, chatouillent d'autant plus le voyeurisme du visiteur que la scénographie accrocheuse et mimétique de Robert Carsen, par le choix des couleurs et du mobilier, propose discrètement aux visiteurs d'évoluer dans une maison close de la Belle Époque.
Alors oui, cette exposition sert très bien son thème, en nourrit abondamment l'histoire et la sociologie, offre une riche pâture à l'imagination. Mais elle n'aide pas à mieux voir les admirables peintures de Manet, Degas, Toulouse-Lautrec, Munch, Vlaminck, Van Dongen, Picasso, etc. qu'on y trouve... Car ce n'est sans doute pas, comme il est suggéré dans certains commentaires, parce que ces artistes ont rencontré dans leur vie la prostitution qu'ils ont, pour en saisir la réalité ou le fantasme, cherché de nouveaux moyens picturaux. C'est plutôt parce que leurs recherches les conduisaient à essayer de nouveaux graphismes, s'ouvrir à d'autres gammes de couleurs, tester d'autres compositions et mises en scènes, qu'ils ont trouvé porteur et adopté le motif de la prostitution. Les peintres n'illustrent pas exactement un thème, mais leur démarche picturale rencontre les connotations du thème pour s'en exalter. Une phrase citée dans l'exposition : « Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d'intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses. Et on est si triste ! Et on rêve si bien d'amour ! » (Flaubert à Louise Colet en 1853). Les valeurs antagonistes de la prostitution (luxure/amertume, splendeurs/misères, chair/argent, etc.), les scandales qu'elle charrie appellent une peinture qui rompe avec les conventions, joue avec des valeurs chromatiques heurtées, voire criardes. De Toulouse-Lautrec les traits incisifs et les teintes acides, les fulgurants aplats chromatiques de l'affichiste font corps avec le monde du spectacle, de la vénalité, de la concupiscence. Les expressives noirceurs de Steinlen vont à la rencontre des misères profondes, violentes de la prostitution. Les recherches fines et détaillées de graveur et illustrateur de Félicien Rops, son inclination au symbolisme, son goût du sacrilège aimantent l'univers fétichiste, fantasmatique et transgressif des courtisanes...
Laissons de côté le rutilant décor et les accessoires érotiques de l'exposition, les innombrables explications de l'historien et du sociologue... Oublions les catins, les cocottes et les bordels, les splendeurs et misères des courtisanes... Et mettons entre parenthèses le voyeurisme pour simplement voir, admirer les éblouissantes peintures ici offertes, les dessins virtuoses. Et, comme c'est étrange, cette exposition du Musée d'Orsay s'inscrira plus durablement dans nos mémoires !
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